Sandro Botticelli (1445-1510), Ut pictura poesis

SANDRO BOTTICELLI (1445-1510), UT PICTURA POESIS

En 1469, Laurent de Médicis (1449-1492) se vit prier par ses concitoyens de « prendre la direction de la ville et de sa politique ». Après sa mort, le philosophe humaniste néoplatonicien Marsile Ficin (1433-1499) souligna la grandeur de cette époque : « Voilà un âge d’or qui a ramené à la vie les arts libéraux presque éteints de la poésie, de l’éloquence, de la peinture, de l’architecture, de la sculpture, de la musique et du chant au son de la lyre orphique. Et tout cela s’est passé à Florence ». Les fresques de Vasari au Palazzo Vecchio au XVIe siècle, et celles du palais Pitti au XVIIème siècle, montrent Laurent entouré de poètes et d’artistes. Éduqué en Prince, Laurent lisait le latin, écrivait des poésies en toscan, mais surtout aimait s’entourer d’un petit cercle d’intellectuels (Marsile Ficin, politien, Pic de la Mirandole) et d’objet précieux conservés de nos jours au palais Pitti (manuscrits enluminés, médailles, camées). Dans ce cercle s’élabore un humanisme néoplatonicien qui a de fortes implications esthétiques. Comme selon Platon l’amour assure la médiation entre les mortels et les dieux, « le panthéon grec se mit à tourner autour de Vénus et de l’amour » (Edgar Wind). Ces spéculations établissent un lien entre la culture humanistes et la nouvelle culture artistique, à laquelle Sandro Botticelli participera pleinement. En ce sens, l’image des Grâces, les mains liées par la charité mutuelle, forme une figure parfaite du cercle de l’amour, et plus particulièrement de la triade Pulchritudo, Amor, Voluptas (Beauté, Amour, Volupté), les trois phases de l’amour décrites par Ficin que Pic de la Mirandole fit inscrire sur une médaille : « éveillé par la Beauté, l’Amour doit s’en détourner pour aller vers la joie ».

A une époque qui consacra l’étude de la nature et de la perspective objective, imprégnée d’une telle émulation morale et philosophique, Botticelli préféra explorer la profondeur des sentiments humains. Pourtant, malgré l’apparente inquiétude qui anime ses figures, son style ne cesse pas d’en affirmer la beauté ! 


Une synthèse de l’Antiquité, du Moyen Age et du présent 

Dans une étude fondamentale consacrée à Botticelli, publiée en 1893, l’historien de l’art allemand Aby Warburg mentionne que « pour tout objet aux contours précis, Sandro Botticelli a le regard attentif du « peintre orfèvre » florentin ». L’apprentissage que suit le jeune Sandro auprès des artisans-orfèvres est essentiel au développement de sa technique, plus particulièrement de son trait.

A cette époque, les orfèvres sont également des graveurs : selon eux, l’expression de la forme représentée dépend exclusivement de ses contours. L’orfèvrerie et la gravure exigent de la précision et de la rigueur et sont hostiles à toute recherche d’effets. Ces deux arts tendent à la représentation du beau, mais ce beau est léger et sévère, presque abstrait. Le jeune Botticelli apprécie toutes ces qualités qui définiront son style.

A ce sujet, André Chastel écrit : « Sandro gardera cette écriture qui précise les plis et incise les formes, et le goût des menus agréments graphiques dans les costumes. Les apparences sont vidées de tout ce qui est lourd et banal : les profils stricts, les contours dépouillés feront le succès de ses portraits ». La filiation avec l’art de Filippo Lippi (v.1406-1469) dont Botticelli admire la vibration des lignes qui entourent ses personnages, la grâce méticuleuse des détails, n’est pas étonnante.

Toutefois, Botticelli va plus loin que celui qu’il considère comme l’un de ses maîtres : il insiste moins sur les modelés ou les jeux de clairs-obscurs ; il préfère se consacrer au travail du dessin, à l’épurer plutôt qu’à l’enrichir. Il ne recherche aucun effet de relief, à l’opposé de ce que propose Verrocchio (1435-1488) ; il ignore les formes contorsionnées de Pollaiolo (1432-1498). Enfin, point suffisamment rare pendant la Renaissance italienne, lourdement souligné dans l'étude d'Aby Warburg : Botticelli aurait été l’un des seuls peintres à ne pas se confronter à la sculpture !

Paradoxalement, né à Florence dans le quartier urbain du cloître dominicain Santa Maria Novella, non loin de l’église d’Ognissanti, le jeune Botticelli avait sous les yeux l’une des plus importantes peintures que l’on classe dans les tous premiers débuts de la Renaissance florentine : la Fresque de la Trinité terminée par Masaccio (1401-1428) en 1427 pour Santa Maria Novella, une œuvre où la composition exploite pour la première fois les lois de la perspective centrale.

Toutes les lignes qui se rejoignent sur un point de fuite central offrent une nouvelle manière de traiter l’espace circonscrit par une composition, sous forme d’une intégration rigoureusement homogène de tous les éléments. Les personnes représentées expriment une sensation réaliste de relief corporel, qui fait appréhender l’intérêt que l’on découvre à cette époque pour la représentation de la nature humaine. Avec ses personnages monumentaux pleins de dignité, Masaccio s’écarte des idéaux prioritaires du gothique tardif qui recherchait la beauté des lignes et la grâce du mouvement esquissé par les personnages. Suivant une autre voie, Masaccio cherche ses modèles au siècle précédent dans la peinture de Giotto et dans l’art de l’Antiquité. Son œuvre marque le début de la renaissance florentine dans la peinture, renaissance qui prendra fin entre le XVe et le XVIe siècle avec Botticelli et ses contemporains.

Dans son œuvre, Botticelli s’ouvre à la fois aux acquisitions de la Renaissance introduites par Masaccio et aux tendances du gothique tardif. C’est ainsi qu’il a suivi les préceptes de la perspective centrale et qu’il a étudié les sculptures de l’Antiquité, dont les idéaux dans la représentation du corps humain se retrouvent dans ses nus.

Ci-dessus, Sandro Botticelli, L’Adoration des Mages, v.1470, détrempe sur bois, 50,3×135,9cm, Londres, The National Gallery.

Par leur grâce et leur finesse, ses personnages féminins révèlent les affinités de Botticelli pour les tendances du gothique tardif, on le souligne à dessein.


Peindre les sentiments 

Paradoxalement, un autre fait remarquable distingue Botticelli de ses contemporains : le peintre s’intéresse peu aux nouveautés de son temps. Il n’apporte pas de contribution majeure à l’art de la perspective atmosphérique ni à celui du paysage. Dans une déclaration critique, Léonard de Vinci (1452-1519) précisa : « Notre Botticelli disait [de la nature] que c’était une étude vaine, car il suffisait de jeter une éponge imbibée de diverses couleurs sur un mur pour qu’elle y laisse une tache où l’on pouvait voir un beau paysage ».

Bien loin de se contenter de reproduire le charme et la beauté dans le contexte scénique des joies de la mythologie ou de la religion, ses toiles recèlent une teneur philosophique, politique et religieuse qui transforme les images en autant de clefs ouvrant la compréhension de la culture et de la politique florentines dans la seconde moitié du XVe siècle. Botticelli possédait le talent exceptionnel de transposer les conceptions de ses clients dans un langage formel compatible avec le fonds pictural, ce qui en fit l’un des peintres les plus recherchés de son temps.

Ses centres d’intérêt sont ailleurs. Ce qui l’intéresse, c’est de peindre la psychologie humaine. On note que la nonchalance, voire la tristesse, des figures du maître, est remarquable. Même la tendresse de la Vierge pour l’Enfant Jésus n’est pas joyeuse (fig.7) ; même la beauté de Vénus reste inquiète, comme nous le montre sa Naissance (fig.8). Les personnages de Botticelli semblent mélancoliques. Seuls peut-être les êtres du Pérugin (1448-1523) possèdent à ce degré cette subtile intensité intérieure (fig.9).

Sandro Botticelli, Naissance de Vénus, v.1484-1485, tempera maigre, 1725×2785cm, Florence, Offices.(Fig.8).

Le Printemps (fig.1) quant à lui se fonde sur une émulation littérale entre peinture et littérature : ut pictura poesis, selon la formule du poète latin Horace. Dans cette œuvre, le maître s’inspire d’abord de divers auteurs anciens. Sur une prairie garnie de fleurs printanières et bordée d’orangers, il réunit les divinits qui présidaient au printemps dans le calendrier agraire archaïque : de droite à gauche, le vent Zéphir, la nymphe Chloris, sa métamorphose en Flore, Vénus avec Cupidon et les Grâces, Mercure. Le peintre s’inspire également des conventions qui régissent la littérature amoureuse en langue vernaculaire depuis le dolce stil nuovo jusqu’aux poèmes écrits par Laurent lui-même : description des beautés physiques et morales de la dame, amour déclenché par ses yeux, printemps perpétuel apporté par sa présence.

Les visages et les corps féminins qui figurent dans le tableau sont conformes aux canons de beauté de cette poésie amoureuse, Vénus regarde le spectateur et lui adresse un geste de bienvenue. Alors que printemps et amour vont de pair depuis l’origine du monde, Botticelli évite de donner une allure antique aux personnages : ici, il n’emprunte rien à la statuaire gréco-romaine, certains vêtements ou accessoires correspondent à la mode de son temps ou aux accoutrements en usage dans les défilés de fête. Le peintre fait du neuf avec du vieux : « Le tems revient », selon la devise de Laurent.

Le sentiment de mélancolie, tel que cherche à l’évoquer Botticelli, correspond en réalité à une signification bien précise. Il est explicité avec précision dans le système de Marsile Ficin. La doctrine de celui-ci est le manifeste de la culture savante que Laurent le Magnifique a su développer dans son académie de Florence. Parmi les artistes qui l’entourent, c’est probablement Botticelli qui en subit le plus fortement l’influence : « l’homme c’est l’âme et l’âme est immortelle », aime à répéter Ficin. Mais, le malheur vient de ce que cette âme est tombée dans le temps, et qu’elle est unie avec un corps. Cela entraîne, selon lui, d’une façon irrémédiable, la naissance de la mélancolie. L’un de ses ouvrages, le De Vita, raconte l’effort désespéré de l’homme pour lui échapper, afin de se retrouver seul avec sa conscience. L’œuvre de Ficin s’adresse aux tempéraments contemplatifs et sévères, dont Botticelli fait indéniablement partie.

Le peintre est notamment passionné par l’idée des métamorphoses de l’âme, thème qu’on retrouve dans les illustrations qu’il réalise pour la Divine Comédie de Dante (fig.10). Dans ces dessins, comme le souligne Chastel, « les corps nus sont des âmes. Botticelli ne figure plus des événements ni même des gestes : avec une économie admirable de ses moyens graphiques, il relie les mouvements subtils de joie, de désarroi, d’abandon ».

Sandro Botticelli, La carte de l’Enfer, illustration d’un manuscrit de La Divine Comédie.

Peindre les mouvements 

Botticelli peut être considéré comme le peintre des émotions du monde intérieur. Rien ne serait plus réducteur que de le cantonner à ce rôle, puisque c’est aussi un admirable peintre du mouvement. Il peint avec une attention extrême les éléments susceptibles d’être animés dans une représentation : les cheveux, les vêtements, les feuillages, les robes qui se plissent sous l’effet du vent (fig.11).

Cette tentative de fixer les mouvements éphémères correspond à un courant qui s’est développé dès le début du XVe siècle dans les milieux artistique de l’Italie du Nord, et qui s’exprime avec netteté dans le De Pictura d’Alberti (1404-1472). Dans ce livre essentiel, l’auteur exhorte les peintres « à en venir à cet effet gracieux par lequel, grâce au vent, les corps deviendront perceptibles sous les tissus et […] en plus, les étoffes projetées voleront doucement dans l’air ». Ce texte qui constitue en quelque sorte un traité du mouvement en peinture influence profondément sa démarche artistique. Selon Warburg, cette réflexion sur l’animation provient de l’intérêt profond pour l’Antiquité. Selon lui, les tableaux de Botticelli, au même titre que les travaux d’Alberti « mettent en lumière une tendance née de l’intérêt de l’époque pour l’Antiquité : le recours aux œuvres antiques dès qu’il s’agissait d’incarner des êtres animés mus par une cause extérieure à eux » (fig.12).

Cette thèse est liée à la question de la mélancolie chez Botticelli. Dans un premier temps, on peut penser que le mouvement s’oppose avec les sentiments du mélancolique. Mais, le mélancolique éprouve également des passions qui proviennent du dehors. La représentation du mouvement permet précisément à Botticelli de les évoquer. L’univers du peintre révèle l’existence d’une tension, propre à la condition humaine, entre ce que nous ressentons et ce qui nous arrive dans un monde extérieur. Ainsi, ses personnages se distinguent des créatures aux attitudes douloureuses et parfois terribles d’un Signorelli (1445-1523) par exemple (fig.13). Les visages botticelliens sont toujours beaux et dignes (fig.14).

Luca Signorelli, La Résurrection de la chair [détail], fresque de la chapelle San Brizio de la cathédrale d’Orvieto, 1499-1504, Ombrie, Italie (Fig.13)

L’évolution artistique de Botticelli est éminemment intellectuelle. Il engage souvent un triple paragone : l’image rivalise avec l’écrit, la peinture avec la sculpture. Giorgio Vasari résume, clôt ou débute le débat : “Botticelli a montré la concentration, la subtilité aiguë qui est celle des intellectuels constamment absorbés par la réflexion sur les idées les plus hautes et les plus ardues”…


Docteur en Histoire de l’Art moderne de l’université Michel de Montaigne (Bordeaux 3), chercheur associé Criham-Unilim, enseignant en classes préparatoires, Christophe Levadoux est spécialiste de l’Histoire de l’Architecture et des arts décoratifs français au XVIIIe siècle, à travers notamment le mécénat artistique des princes de Bourbon-Condé. Auteur de nombreux articles scientifiques liés à son sujet de spécialité et au patrimoine auvergnat, sa thèse Louis-Henri de Bourbon (1692-1740), prince des Lumières doit être publiée prochainement en deux volumes (vol 1. Les bâtiments ; vol.2. Les objets d’art).

Sandro Botticelli, Portrait d’une jeune femme, v.1475, tempera sur panneau, 61 × 40 cm, Florence, Palais Pitti.

Fra Filippo Lippi, Madone à l’Enfant avec deux anges, v.1445, détrempe sur bois, 95×62 cm, Florence, Galerie des Offices.

Masaccio, Sainte Trinité, v.1426-1428, fresque, 667×317cm, Florence, Santa Maria Novella.

Sandro Botticelli, Madone à l’Enfant avec deux anges et saint Jean-Baptiste, v.1470, tempera sur bois, 85×62 cm, Florence, Galleria dell’Accademia.

Sandro Botticelli, Madone à l’Enfant avec un ange, v.1470, détrempe, 84×65cm, Boston, Isabella Gardner Museum. (Fig.7)

Pietro Perugino (dit Le Pérugin), Crucifixion, v.1483-1485, huile sur bois, 203×180cm, Florence, Offices. (Fig.9).

Sandro Botticelli, Le retour de Judith à Bethulie, v.1742, huile sur panneau, 31×24cm, Florence, Offices. (Fig.11).

Sandro Botticelli, Simonette Vespucci en Maria Lactans, v.1480, huile sur panneau, dimensions non indiquées, Angleterre, Richmond, collection particulière. (Fig.12).

Sandro Botticelli, Portrait d’un jeune homme, v.1480-1485, huile sur panneau, 50×30cm, Paris, Louvre. (Fig.14).