Gustav Klimt, La Frise Beethoven, Pavillon de la Sécession, 1902

Gustav Klimt, La Frise Beethoven, Pavillon de la Sécession, 1902

Exception faite des Vénus botticceliennes, des putti de Raphaël, ou des fillettes de Renoir, rares sont les figures peintes qui connaissent aujourd’hui une diffusion aussi large et un aussi large détournement que les personnages féminins de Gustav Klimt. Pourtant, il semble que cette récurrence n’a rien ôté à l’aura dont bénéficie l’œuvre du Viennois, ainsi qu’en atteste l’affluence des visiteurs qui l’année dernière encore se sont pressés aux portes des Galeries Nationales du Grand Palais à Paris.

Ce succès pourrait nous faire oublier que cette reconnaissance est relativement récente puisque, en France, elle ne remonte guère au delà d’une vingtaine d’année avec la mémorable exposition qui se tint en 1986 au Musée National d’Art Moderne, Vienne, début d’un siècle. 

En Autriche même, il fallut attendre les années 1960 pour que l’œuvre du peintre soit à nouveau reconnu et que furent oubliés les sarcasmes de la bonne société viennoise impériale comme les attaques des Nazis envers un art qu’ils jugeaient « dégénéré ».

C’est qu’en effet, l’art de Klimt, qui aujourd’hui nous envoûte, a longtemps dérangé et choqué le public, même averti. Cela fut tout particulièrement le cas de l’une de ses plus célèbres œuvres, la frise Beethoven.


La place de l’œuvre dans la carrière de Klimt

• Gustav Klimt et la peinture ornementale

Lorsque Klimt exécute la frise Beethoven, en 1902, il bénéficie d’une certaine expérience dans le domaine de la peinture monumentale. 

En effet, le second enfant de l’orfèvre Ernest Klimt et de la chanteuse lyrique Anna Finter a suivi une formation artistique à l’école des arts décoratifs de Vienne. Puis, avec l’aide de son frère Ernst et de Franz Matsch, un camarade, il fonde la Compagnie des artistes, un atelier de peinture de décoration. Le succès, dans le contexte de l’importante politique édilitaire impériale (nous sommes alors à l’époque de l’aménagement du Ring viennois) ne tarde guère tant et si bien que Klimt contribue à des chantiers aussi prestigieux que ceux de la peinture des escaliers du Burgtheater ou du Kunsthistorisches Museum. Lorsque, en 1886, il reçoit la médaille d’or du mérite pour ses fresques du Burgtheater, le milieu des amateurs viennois ne pense pas s’y tromper en voyant dans ce jeune artiste de 24 ans, le digne successeur de la « coqueluche » de l'époque Hans Makart.


• La rupture du tournant du siècle (la Sécession et les fresques de la Médecine et de la Jurisprudence)

Toutefois, ses goûts et sa vision de la création artistique, conduisent Klimt à se rapprocher dans les années 1890 d’écrivains tels qu’Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal. Il s’intéresse également au symbolisme français. 

Cette évolution, qui porte en elle les germes de la future rupture de Klimt avec l’art officiel, se précise et s’accentue lorsqu’en 1897 le peintre fonde successivement avec d’autres artistes (parmi lesquels Koloman Moser) la revue Ver Sacrum (le Printemps sacré) puis l’Union des Artistes Figuratifs, la fameuse Sécession. L’objet de cette dernière était de renouveler l’art viennois en promouvant le rapprochement entre les arts figuratifs et les arts dits mineurs. 

Les trois toiles de La Philosophie (1900), de La Médecine (1900-1907 - et de La Jurisprudence (1902), qui répondent à la commande passée à l’artiste en 1896 pour l’Aula Magna, hall d’accueil de l’Université de Vienne, témoignent de cette prise de distance de Klimt avec les oeuvres classicisantes de Makart et suscitent un scandale tel que Klimt se voit obligé de rembourser ses commanditaires. 

Ces premières réactions ne faisaient toutefois qu’annoncer celles suscitées par la Frise Beethoven peinte par Klimt à l’occasion de la quatorzième exposition de la Sécession.

Cette dernière se tint en 1902 au pavillon de la Sécession édifié cinq ans plus tôt par l’architecte Joseph Maria Olbricht. Cette manifestation était tout entière organisée autour de la célébration d’un artiste, et non des moindres, puisqu’il s’agissait de Ludwig van Beethoven. Si le point d’orgue de l’exposition devait être la sculpture représentant le compositeur réalisée par Klinger, l’ensemble des œuvres devait former un tout selon la conception déjà ancienne dans l’esthétique germanique de la Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art totale). 


Entre utopie et ironie

• Le thème

La frise Beethoven est une transcription en images de la Neuvième Symphonie de Beethoven, qui est elle même une adaptation de l’Ode à la Joie de Schiller. 

Elle est composée de trois scènes présentant successivement les tourments de l’humanité (sous la forme d’un monstrueux gorille, image du géant antique Typhon accompagné de ses trois filles la maladie, la folie et la mort ainsi que de la luxure, de la démesure et de l’impudicité) (ill. 1), les prières de celle-ci au héros, incarnation des forces extérieures, et l’Ode à la Joie proprement dite. Ce dernier panneau figure le chœur des anges du paradis louant la félicitée humaine, elle-même figurée sous la forme d’un couple enlacé (ill. 2). 


Ci-dessus, ill. 2 - ci-dessous ill. 1

Le traitement de l'oeuvre, sur les trois parois d'une même pièce, est un moyen d'adapter en images, soit de façon statique et matérielle, une œuvre avant tout orale et fugace. Elle permet de placer le spectateur non plus face l’œuvre, comme il serait devant un tableau normal, mais au centre de celle-ci. Il est littéralement intégré, happé par elle. 


• Un traitement issu de l’art médiéval

Conçue comme une œuvre éphémère, dont la présentation ne devait se prolonger au delà de la durée de l’exposition, la frise est directement peinte sur un caillebotis crépis et présente des incrustations de matériaux divers. Ces choix techniques, qui posèrent de sérieux problèmes lors de la restauration de l’œuvre dans les années 1970, sont tout à fait significatifs des liens étroits tissés par Klimt entre la peinture et les arts décoratifs.  

En effet, dès 1898, Klimt introduit la feuille d’or dans ses œuvres (Pallas Athénée, Vienne, Kunsthistorischesmuseum, mais ici, les matériaux sont encore plus variés : morceaux de miroirs, éclats de verre dépolis, breloques… De même l’artiste qui dans des œuvres antérieures n’avait pas hésité à utiliser librement des motifs issus de l’art antique ou byzantin, s’inspire très sensiblement de l’art gothique. Le parterre de fleurettes qui tapisse le troisième panneau est tout droit issu des jardinets paradisiaques des tableaux germaniques du XVe siècle tout comme le chœur des anges évoque, par le hiératisme de ses figures, les statues colonnes des portails des cathédrales gothiques. 

Les rapprochements avec l’art médiéval ne se limitent pas au traitement des figures et des motifs. En effet, le format même de l’œuvre, en trois panneaux, peut être considéré comme une citation de l’œuvre totale par excellence du Moyen Âge : le retable, qui, le plus souvent, prenait la forme d’un triptyque. 

Pourrait-on voir dans cette proximité avec l'art médiéval, une volonté de marquer la dimension religieuse de son oeuvre ? On serait tenté de répondre par l'affirmative s'il n'y avait ce couple enlacé. Tournant le dos au spectateur, qui ne peut donc distinguer les visages des amants, ce couple affirme de manière on ne peut plus explicite la dimension charnelle du bonheur humain, remettant aussitôt en question la dimension pieuse de l'oeuvre.

En dernière analyse, cette citation ostensible de l'art gothique, ce hiératisme ornemental qui confine presque à l'abstraction, ne pourraient-ils être interprétés comme une marque d'ironie de le part de Klimt ? Car, tout en célébrant la félicité, il coupait irrémédiablement cette dernière du réel, la renvoyant ipso facto au domaine de l'utopie.



Marie Pottecher est conservatrice en chef du Patrimoine. Elle dirige le Musée Alsacien à Strasbourg.

L'escalier du Burgtheater

La Médecine

Pallas Athéna

À lire pour aller plus loin :

Frank Whitford, Gustav Klimt, Thames & Hudson, Londres, 2000

Collectif, Vienne 1900 - Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2005

Collectif, Vienne fin de siècle, Hazan, Paris, 2005

William Johnston, L'esprit viennois. Une histoire intellectuelle et sociale, PUF, Paris, 1991