ALBRECHT DÜRER ET LA RENAISSANCE GERMANIQUE

ALBRECHT DÜRER ET LA RENAISSANCE GERMANIQUE

Véritable initiateur de la Renaissance germanique, Albrecht Dürer fut à la fois dessinateur, graveur, peintre et théoricien. Pour la première fois en Allemagne, un homme sortait de l’anonymat presque complet de l’artiste médiéval par ses écrits mais aussi, conscient de sa valeur, à travers la date et la signature bien visibles qu’il inscrivait sur ses œuvres. On conserve sa chronique familiale donnant un aperçu de ses origines, un journal relatant son voyage aux Pays Bas, un fragment de carnet intime et des bribes de sa correspondance. En outre, plusieurs ouvrages théoriques nous éclairent sur ses préoccupations profondes.


DÜRER : LES ANNÉES DE FORMATION

Orfèvre d’origine hongroise, le père de Dürer s’était établi à Nuremberg en 1455 et son fils y passa presque toute sa vie de 1471 à 1528. Ville de négociants et de banquiers, puissante cité où se traitaient les grands échanges commerciaux entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, Nuremberg était également un foyer culturel. Ses ruelles escarpées, ses maisons à colombages, ses églises gothiques et ses tours ont inspiré plusieurs vues à Dürer.

A l’âge de douze ans, il commença son apprentissage d’orfèvre avec son père. Trois ans plus tard, il lui fit part de son désir de se consacrer à la peinture et malgré sa déception, ce premier maître le laissa libre. Ainsi, dès ses quinze ans, il entra pour trois années dans l’atelier de Michael Wolgemut, artiste marqué par l’influence flamande. Il jouissant d’une certaine réputation à Nuremberg où il pratiquait la peinture et la gravure. La gratitude de Dürer à son égard est perceptible dans le portrait qu’il fait de lui, vingt-six ans après avoir quitté son atelier, alors que Wolgemut avait quatre-vingt-deux ans.

En 1490, il entreprit son premier voyage qui dura quatre ans, le menant à Strasbourg, Bâle et Colmar. S’il arriva trop tard dans cette dernière cité pour rencontrer Martin Schongauer qui venait de mourir, il n’en resta pas moins impressionné par son œuvre. Il passa ensuite plusieurs mois en Italie, ainsi qu’en témoignent ses dessins et aquarelles. Les dix années séparant ce premier voyage de l’autre côté des Alpes d’un second séjour furent particulièrement féconde faisant de lui l’un des plus grands peintre et graveur de son temps. C’est donc en tant qu’artiste reconnu qu’il revint à Venise entre 1505 et 1507. Enfin en 1520, après la mort de son mécène l’empereur Maximilien Ier, il parcourut les Pays Bas pendant un an, admirant notamment les œuvres de Van Eyck et Van der Weyden.


LA PEINTURE DE DÜRER

Les autoportraits de Dürer permettent de mieux saisir sa fascinante personnalité. Le plus ancien a été peint sur parchemin en 1493, durant son séjour à Strasbourg et fait aujourd’hui partie des collections du Louvre. Dürer est l’un des premiers artistes de l’histoire de la peinture européenne à s’être représenté comme motif unique d’une œuvre et non pas au sein d’une assemblée plus vaste. Il apparaît ici comme un jeune homme de vingt deux ans tenant à la main une sorte de charbon ou panicaut pouvant symboliser la fidélité conjugale. Il s’agit peut-être, alors qu’il était en voyage entre Bâle et Strasbourg, d’un cadeau de fiançailles pour Agnès Frey qu’il épousa à son retour à Nuremberg en 1494. Pour certains chercheurs, le chardon pourrait également renvoyer aux épines de la couronne du Christ en lien avec l’inscription accompagnant la date : « Les choses m’arriveront comme il est écrit là haut». Concernant son mariage, il faut souligner que le remarquable portraitiste qu’était Dürer n’a curieusement jamais consacré d’œuvre à son épouse et sa présence semble tout aussi discrète dans la vie du peintre lorsque l’on parcourt les écrits de ce dernier. Seuls quelques dessins permettent d’évoquer le souvenir d’une femme sans charme et en particulier celui réalisé l’année de leur mariage et conservé à l’Albertina sur lequel on peut lire « Mon Agnès ».

Un second autoportrait de Dürer, daté de 1498 est conservé au Prado et porte cette intéressante inscription : « J’ai peint cela d’après moi-même quand j’avais 26 ans ». Une telle mention souligne l’importance que l’artiste accordait à sa propre image. Dürer sembla très satisfait de cette œuvre puisque, contrairement à ce que l’on peut observer dans ses peintures antérieures, il prit soin d’y apposer sa signature ainsi que son monogramme, AD. Il s’est représenté de trois quart, assis devant une fenêtre ouvrant sur un paysage montagneux et l’influence de son récent séjour en Italie se fait nettement sentir. Il ne ressemble plus guère au très jeune homme portant un chardon et se détachant sur un fond sombre dans une œuvre dont la dureté du trait évoquait encore le monde médiéval. Il s’affirme comme un artiste de la Renaissance, un gentilhomme portant des gants de cuir blanc, conscient du succès que rencontraient alors ses gravures et de ses relations avec son mécène le prince électeur de Saxe Frédéric le Sage.

A travers un troisième autoportrait daté de 1500, Dürer nous offre une œuvre d’un genre unique dans laquelle il ne se met plus en scène comme un homme à l’élégance un peu arrogante, faisant place à une austérité nouvelle. De face sur un fond noir Dürer donne une version idéalisée de ses traits avec de longs cheveux encadrant son visage et un regard évoquant une profonde méditation. L’équilibre, la symétrie de la composition et son dépouillement renvoient aux représentations traditionnelles du Christ à la fin du Moyen Age. Sa main même, reposant sur la fourrure de son col semble faire allusion à un geste de bénédiction. Plutôt que la manifestation d’un orgueil blasphématoire, il convient plutôt de voir dans cette assimilation inédite l’affirmation que l’inspiration de l’artiste émane de Dieu et de nul autre. Dans son Histoire de l’art, Elie Faure soulignait avec justesse : « Il a du Moyen Age la foi, la force confuse, le symbolisme obscur et riche, de la Renaissance l’inquiétude, le sens des perspectives infinies qui s’ouvrent devant les esprits supérieurs, la volonté infatigable de savoir (…). C’est une sorte de Christ savant qui cherche le salut du monde dans une étude acharnée de ses aspects ». 


LA GRAVURE

Malgré tout l’intérêt de sa peinture, il n’en demeure pas moins que Dürer est plus connu pour ses gravures. L’Allemagne jouait alors un rôle prépondérant dans ce domaine et dans celui de l’imprimerie. Ses œuvres gravées ont été sa principale source de revenus et ont fortement contribué à sa renommée ainsi qu’à l’influence qu’il exerça sur les artistes contemporains. Qu’il s’agisse de compositions isolées ou de séries comme l’Apocalypse et la Grande Passion, elles témoignent de la puissance de son inspiration se mettant avec un égal bonheur au service de sujets profanes et sacrés. Ses trois gravures magistrales de 1513 et 1514 Le Chevalier, la Mort et le Diable, Saint Jérôme dans sa cellule et La Mélancolie le désignent comme l’un des plus grands burinistes de tous les temps. Dans La Mélancolie, qui a suscité d’innombrables interprétations, une figure ailée tenant un compas est assise au milieu d’objets aussi divers que le carré magique de Jupiter, une balance ou un sablier. Avec le visage appuyé sur sa main, elle semble évoquer les tourments de l’intelligence et peut-être les recherches de Dürer lui-même : on a parlé parfois de son dépit de n’avoir jamais trouvé les lois de la beauté idéale.

 

LES ÉCRITS THÉORIQUES

Dans un esprit de mise en ordre de la pensée et de transmission du savoir caractéristique de la Renaissance, Dürer consacra d’ailleurs les dernières années de sa vie à la rédaction d’ouvrages théoriques. Il paraît avoir projeté d’écrire Le Livre du Peintre, tentant de définir les proportions idéales et affirmant que « La représentation par la peinture permettra d’acquérir encore beaucoup de connaissances ». En 1525 paraîtra l’Instruction du la manière de mesurer à l’aide du compas et de l’équerre mais également en 1527 un ouvrage intitulé Traité de la fortification des villes, des châteaux et des bourgs puis enfin Quatre livres des proportions humaines, publié quelques mois après sa mort. La diversité des sujets abordés par Dürer et ses propos ne sont pas sans rappeler l’autre grand homme de la Renaissance, Léonard de Vinci. Toutefois le Maître de Nuremberg mourut beaucoup plus jeune que le génie italien, emporté à l’âge de 57 ans le 6 avril 1528. « Où est la tache, là est mon mal », avait-il inscrit sur un dessin le montrant nu jusqu’aux hanches et désignant du doigt un cercle tracé sur son flanc gauche, dessin qu’il avait fait parvenir à son médecin quelques années avant de succomber.


Anne Vuillemard-Jenn est docteur en histoire de l’art, enseignante et chercheur indépendant. Membre du Groupe de Recherches sur la Peinture Murale (www.gpm.asso.fr), elle poursuit des recherches sur la polychromie architecturale et la peinture monumentale.

Portrait de l'artiste tenant un chardon, 1493.

Autoportrait aux gants, 1498.

Autoportrait à la fourrure, 1500.

Melencolia I, 1514.

À lire pour aller plus loin :

Klaus Ahrens et John Berger, Albrecht Dürer : Aquarelles et dessins, Paris, Taschen, 1994.

Pierre Vaisse, Albrecht Dürer, Fayard, coll. « Histoire de l'art », 1995.

Emmanuelle Brugerolles (dir.), Albrecht Dürer et son temps : De la Réforme à la guerre de trente ans, Paris, École nationale des beaux-arts de Paris, 2012.