Les guerres barbares et la chute de l'Empire romain

LES GUERRES BARBARES ET LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

Conservé au Palazzo Massimo alle terme, à Rome, le sarcophage de Portonaccio représente une furieuse mêlée opposant Romains et barbares. Fin du IIème siècle ap. J.-C. Photo : Jean-Pol Grandmont.


Quelle chute !


Il y a près de 1 600 ans, dans la nuit du 31 décembre 406 ap. J.C., des hordes d’Alamans de Vandales et de Suèves franchissaient le Rhin gelé. Entraînés par des chefs aux noms de bêtes fauves, les sauvages guerriers germaniques eurent tôt fait d’exterminer les maigres garnisons romaines qui grelottaient dans les forts du limes. Les Grandes Invasions venaient de commencer. Trois ans plus tard, en contemplant les décombres fumants de Rome, on aurait pu dire avec l’enfant grec de Victor Hugo : « tout est ruine et deuil »…

Cette image caricaturale de la chute de l’Empire romain résume parfaitement les idées préconçues qui – longtemps – s’attachèrent à l’épineux problème de la disparition de la partie occidentale de l’Empire romain, sa pars occidentalis. Comme l’exigeait le théâtre classique au XVIIe siècle, cette vision du drame avait l’avantage de présenter une unité de lieu (le monde romain centré sur la Ville), de temps (de 407 à 410) et d’action (l’assaut violent et brutal des grandes invasions). Si l’on ajoute à cela la barbarie des envahisseurs germaniques, on aura compris le succès de cette version de l’affaire. Car, bien sûr, il s’agit-là d’un point de vue romain, donc partisan.

Pour autant, il semble difficile de nier que l’Empire romain cessa d’être une réalité politique en Occident au cours du Ve siècle de notre ère, époque au cours de laquelle, des peuples barbares – Germains et cavaliers des steppes – forcèrent le limes pour se tailler en terre d’Empire des royaumes indépendants. Dès lors, la concomitance des faits pose la question suivante : cette disparition peut-elle être attribuée uniquement à ceux-là même qui semblent en avoir tiré profit ? C’est à dire, et en recherchant à qui profite le crime, l’Empire romain a-t-il été détruits par ses envahisseurs ?



Les grandes invasions et de la chute de Rome : l’histoire d’une question complexe


Aujourd’hui, et pour de nombreuses raisons, plus personne ne songerait sérieusement à présenter les évènements qui conduisirent à la chute de Rome d’une manière aussi caricaturale. Ni aussi simple. La chute de Rome, pourtant, avait suscité de nombreuses explications.

Comment expliquer cette puissante fascination qu’exerce le thème de la chute ? Est-ce en raison de l’apparente modernité de l’Antiquité qui permet toutes les projections d’aujourd’hui vers hier ?


Le passé recomposé à l’aune des nationalismes européens

Tout d’abord et c’est là un fait important, la fin des affrontements franco-allemands contribua fortement à affranchir l’histoire ancienne du poids des tragiques évènements que connurent les contemporains de la période 1870-1945… Il ne faut pas oublier, en effet, que dans l’esprit des hommes de la IIIe République, derrière la silhouette des envahisseurs d’hier se profilait le casque à pointe de l’ennemi d’alors. Bien sûr, il n’en allait pas autrement outre-Rhin et les historiens allemands proposèrent longtemps une image toute différente des grandes invasions : les peuples germaniques auraient libéré le monde antique de l’oppression d’un empire sclérosé et totalitaire au cours de migrations - les historiens allemands préfèrent parler de migrations des peuples plutôt que de grandes invasions - beaucoup moins violentes qu’on ne le dit. Les grandes invasions n’auraient-elles été qu’un affreux malentendu ?


Rome n’est pas l’Antiquité

Longtemps, en outre, la fin de l’Empire occidental avait été assimilée à la fin de l’Antiquité… d’où l’épineux problème qui consistait à choisir une date rendant compte des deux évènements : 410 et la première prise de Rome ? 476 et la déposition du dernier empereur dans la partie occidentale de l’Empire ? Quelle date retenir ? Aujourd’hui, avec le succès du concept d’Antiquité tardive, force est de constater que Rome et Antiquité ne sont pas synonymes et que la seconde survécut à la première.


Expliquer la chute : des théories souvent limitées à une seule cause

Cela dit, reste le problème de la chute… A la suite de l’œuvre magistrale d’Edward Gibbon, qui rédigea au XVIIIe siècle une remarquable Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, on voulut expliquer la fin de l’Empire par une décadence multiforme. Les esprits éclairés du siècle des Lumières virent dans le triomphe du christianisme un signe de régression en regard de la tolérance païenne et surtout du scepticisme hellénique. Plus tard, on chercha une explication dans l’abâtardissement de la race romaine, que cela résultât d’unions avec des esclaves ou avec des Barbares. Inutile d’insister sur l’ineptie maligne de tels propos. D’autres encore proposèrent d’expliquer la fin de l’Empire par un dysfonctionnement économique majeur, par une crise de la cité antique ou encore par une épidémie sélective de saturnisme qui aurait frappé les élites romaines. Là encore, si l’hypothèse est ingénieuse (les conduites d’eau des maisons aristocratiques étaient pour partie recouverte de lamelles de plomb), elle est démentie par l’archéologie.

En définitive, on ne saurait prétendre rendre compte d’un phénomène aussi complexe que la disparition de l’état romain en Europe occidentale en n’arguant d’une cause unique. D’autant plus que la recherche de la cause, entraîne bien souvent des distorsions, des simplifications ou des manipulations de l’Histoire. Mais alors, quelle fut l’importance des guerres barbares dans la chute de Rome ?

Ci-dessus, l'Empire romain en 118 après J.-C.

La crise du IIIe siècle


Les premiers signes du danger barbare

Le danger barbare avait commencé à se manifester brutalement plus de deux cents ans plus tôt, dès le règne de Marc-Aurèle (161-180 ap. J.C .). Rome semblait alors au faîte de sa puissance et de sa richesse. Pourtant, l’empereur-philosophe dut livrer de durs et longs combats pendant près de quinze ans (166-180) contre Quades et Marcomans, des peuples établis dans la région du Danube supérieur. L’alerte avait été chaude. Aujourd’hui, les reliefs gravés sur la colonne Aurélienne, dressée à Rome pour commémorer les victoires impériales, témoignent de la violence et de la cruauté des combats que se livrèrent alors Romains et Barbares. Des scènes de sièges et d’embuscades, de pillages et de massacres s’y succèdent en une frise macabre.


Les années terribles : Rome en danger

Après le demi-siècle de répit que connut l’Empire sous la dynastie des Sévère (192-235 ap. J.C.), la pression des peuples barbares se fit de nouveau sentir… mais, cette fois-ci, avec une puissance décuplée. Les frontières impériales furent alors attaquées simultanément sur le Rhin, sur le Danube et en Orient. Partout, les ennemis de Rome semblaient l’emporter et nulle part les légions romaines ne paraissaient capables de colmater les brèches. Les Germains ravagèrent ainsi les Gaules et les provinces danubiennes, poussant leurs raids jusqu’en Espagne tandis que les Perses – dont les avant-gardes touchèrent presque à la Méditerranée – menaçaient l’ensemble de l’Orient romain.

Entre 250 et 270 ap. J.C., l’Empire vacilla. Les Gaules et l’Orient avaient fait sécession pour suivre des chefs qui promettaient une défense plus efficace que celle qu’offrait alors le pouvoir central[MSOffice1] . Les peuples barbares maintinrent dans ces années-là une très forte pression sur les frontières impériales, semblant du reste se concentrer sur les territoires qui obéissaient encore aux empereurs légitimes… C’est également en ces années terribles qu’une redoutable épidémie de peste se déchaîna, ravageant des provinces que la guerre et la pression fiscale impériale avaient laissé exsangues.

Enfin, il faut souligner l’importance d’un mal chronique de cette époque : il s’agit de l’impressionnante succession de coups d’état militaires qui secoua l’Empire avec comme inévitable corollaire assassinats, guerres civiles et répression brutales… Ainsi, entre 235 et 284, une cinquantaine d’empereurs se succédèrent ou se disputèrent la tête du monde romain. La brièveté des règnes en dit long sur l’instabilité du pouvoir impérial. Deux d’entre eux seulement ne moururent pas de mort violentes : Claude II mourut de la peste et Tacite de vieillesse…

Rome allait-elle être emportée dans la tourmente près de 1 000 ans après sa fondation (753 av. J.C.) ?

L'Empire romain en 268 après J.-C.

La naissance du Bas-Empire


Le redressement militaire

Après la mort de l’Empereur Gallien en 268, et grâce à l’action énergique des empereurs-soldats, grâce sans doute aussi à la solidité de la construction impériale, l’Empire parvint à redresser la situation. Les Gaules et l’Orient qui avaient parut vouloir se détacher de Rome furent réintégrés sans coup férir à l’Empire central sous le règne d’Aurélien (270-275). Dans les années qui suivirent, les Barbares furent partout repoussés puis vaincus. Les forts frontaliers furent relevés, tandis que les cités qui avaient été prises et pillées pendant un demi-siècle de raids et d’invasions furent dotées de solides remparts et en partie rebâties.

Cependant que les armées impériales rétablissaient la situation aux frontières, un empereur, Dioclétien (284-305), chercha à résoudre le redoutable problème des usurpations chroniques qui avaient tant affaibli l’Empire. Pour permettre au pouvoir légitime de mieux contrôler l’immense Empire de Rome afin de faire pièce aux usurpateurs potentiels, Dioclétien imagina une solution originale. Il s’adjoignit un collègue de même rang, Maximien, avec lequel il partagea la pourpre, lui-même conservant toutefois la prééminence. Puis, devant l’ampleur des tâches à accomplir et les nombreuses menaces qui pesaient encore sur l’Empire, il attribua à chacun des deux augustes un second avec le titre de césar. Il y eut alors deux augustes, Dioclétien et Maximien, que secondaient deux césars, Constance Chlore et Galère. L’Empire, ainsi quadrillé ne connut aucune usurpation d’envergure. La tétrarchie – c’est le nom de ce système original – fut un réel succès tant que Dioclétien resta à la tête du collège impérial. Malheureusement, après l'abdication de ce dernier, la bonne entente entre les co-empereurs de la nouvelle tétrarchie se détériora rapidement aboutissant de nouveau à de sanglantes guerres civiles.


Le retour des luttes fratricides

De 306 à 324, l’Empire fut secoué par une série de luttes fratricides qui se terminèrent par la victoire sans appel de Constantin. Durant cette période, les peuples barbares, qui avaient été durement étrillés par les tétrarques, ne furent jamais en mesure de menacer sérieusement l’Empire mais les guerres qui opposèrent les différents prétendants à la pourpre interdirent à ces derniers de parachever l’œuvre de restauration entreprise par les empereurs-soldats et poursuivie par les tétrarques. Gageons que le temps et les ressources perdus alors pesèrent lourd dans la suite des évènements.

En outre, avec les tétrarques, l’idée d’un partage territorial de l’Empire avait commencé à faire son chemin. A l’origine, Dioclétien avait assigné à chacun des membres de la tétrarchie une mission couvrant une zone territoriale spécifique mais il n’avait pas procédé à un partage de l’Empire. Au IVe siècle, en revanche, on glissa insensiblement de la territorialisation des tâches au partage du territoire. C’est dans ce contexte, du reste, qu’il faut replacer la fondation de Constantinople : Constantin voulait arrimer l’Orient et l’Occident romain plus solidement.

Après la mort de Constantin, plusieurs guerres civiles ensanglantèrent le IVe siècle avec les mêmes funestes conséquences : l’affaiblissement de la puissance romaine et le choix de l’ennemi intérieur contre celui du dehors.


La chute de Rome

Lorsqu’en 476, une des dates traditionnellement retenues comme celle de la chute de Rome, le dernier empereur d’Occident fut déposé, ses contemporains n’en furent ni choqués, ni étonnés. Ce ne fut pour eux qu’une banale révolution de palais, autant dire un non-événement. En revanche, la défaite d’Andrinople un siècle plus tôt (378) et la première prise de Rome (410) furent vécues comme de véritables traumatisme.

Pour la première fois, un peuple barbare indépendant avait réussi à s’installer durablement à l’intérieur de l’Empire. L’époque des raids, aussi destructeurs avaient-ils été, était désormais révolue. Longtemps, il est vrai, les Goths avaient cherché leur place à l’intérieur de l’Empire, négociant quand le pouvoir romain était fort, s’imposant quand ce dernier ne l’était pas ou ne pouvait pas l’être. Trente deux ans après Andrinople, la prise de Rome par les Wisigoths d’Alaric fut bien perçue, sinon comme la fin d’un monde, du moins comme le symbole de sa fin prochaine. Aussi, n’est-ce pas un hasard si saint Augustin, entrepris la rédaction de la Cité de Dieu après cette date car Rome, la cité terrestre, n’était dès lors plus éternelle.

C’est donc dans un contexte particulièrement difficile, dominé par le problème goth et par les intrigues qui opposaient les cours de Milan ou Ravenne et de Constantinople, que se situèrent les grandes invasions de 407. Paralysé par ses divisions, menacé de l’intérieur par les Goths, le pouvoir impérial fut incapable d’endiguer les raids des Alamans, des Suèves et des Vandales qui ne tardèrent plus à franchir le limes avec femmes et enfants. Adossé à l’Empire perse avec lequel une longue paix fut conclue, l’Empire romain d’Orient sut détourner en partie le flot des envahisseurs vers l’Occident et résister aux attaques qui le menaçaient directement.

Après la prise de Rome, l’Empire romain d’Occident ne parvint jamais à colmater les brèches. Quand, sous la conduite d’un empereur ou d’un général décidé, le pouvoir romain semblait fort, il obtenait des peuples barbares le respect des traités au nom desquels ces derniers occupaient le territoire impérial ; mais la pression était trop forte et peu à peu au cours du Ve siècle, l’Empire d’Occident fut vidé de sa substance. La réalité du pouvoir était passé aux rois barbares.



En définitive, quelle importance donner aux guerres barbares dans la chute de Rome ?

S’il est indéniable que ces dernières y contribuèrent fortement, il semblerait qu’elles aient plutôt joué un rôle accélérateur, amplifiant, soulignant et démultipliant les problèmes structurels du système impérial romain. Le rôle et le statut de l’empereur, les tendances centrifuges et l’imparfaite union des parties orientale et occidentale de l’Empire comptent assurément parmi les problèmes graves que ne sut résoudre l’Empire.

On aurait tort de vouloir déconnecter artificiellement l’armée romaine de la société et de la civilisation dont elle est issue pour ne voir dans la chute de Rome que l’échec de ses soldats et de la stratégie impériale. Comment expliquer sinon, la capacité de résistance dont fit preuve la République lors de la seconde guerre punique en regard de l’effondrement du Ve siècle ? Est-ce Alaric qui parvint à réussir là où Hannibal avait échoué ou bien est-ce Rome elle-même, entendons le système global, qui avait perdu la capacité de mobiliser ses forces pour résister aux pressions extérieures ?



Laurent Lanfranchi est historien et directeur de Storia Mundi.

Le sac de Rome de 410 par (saint) Jérôme


Une rumeur terrifiante nous parvient d’Occident : Rome est assiégée. On rachète à prix d’or la vie des citoyens. A peine dépouillés, les voici de nouveau encerclés, de sorte qu’après avoir perdu leur fortune, ils perdent maintenant la vie. Ma voix s’arrête. Les sanglots suspendent mes paroles au moment de dicter. La voilà prise, la Ville qui avait conquis l’univers entier ! Prise, que dis-je ? Elle périt par la famine avant de périr par le glaive, et on y a trouvé à faire que fort peu de prisonniers.


Jérôme, Lettres, 127 (à Principia) - trad. B. Lançon, L’Antiquité romaine, Hachette, Paris, 1997

À lire pour aller plus loin :

Peter Brown, Le monde de l'Antiquité tardive : de Marc-Aurèle à Mahomet, Editions de l'Université de Bruxelles, 2017.

Bruno Dumézil dir., Les barbares, PUF, 2016.

Peter Heather, Rome et les barbares, Alma Editeur, 2017.

Aldo Schiavone, L'histoire brisée : la Rome antique et l'Occident moderne, Belin, 2003.

Claire Sotinel, Rome, la fin d'un Empire : de Caracalla à Théodoric, Belin, 2019.

Bryan Ward-Perkins, La chute de Rome : fin d'une civilisation, Champs Histoire, 2017.