UN ARTISTE ET SON TEMPS : SIMONE MARTINI ET LE PREMIER XIVe SIECLE

UN ARTISTE ET SON TEMPS : SIMONE MARTINI ET LE PREMIER XIVe SIECLE

On a parfois dit que les périodes de mutation étaient propices à l’émergence de nouvelles tendances artistiques. C’est en tout cas, ce que tendrait à faire penser l’étude de l’Italie du Trecento (c’est à dire le XIVe siècle) et des primitifs italiens, parmi lesquels Simone Martini occupe une place de première importance.

Dès le XIIIe siècle en effet, l’Italie connaît un certain nombre de mutations politiques, économiques et sociales qui favorisèrent un renouvellement artistique sans précédent. Deux grandes cités, alors rivales, incarnent ce puissant renouveau : Florence où œuvrait l’illustre Giotto, véritable père de la peinture italienne moderne, la Sienne de Duccio et de Simone Martini.

Cité indépendante depuis le XIIe siècle, Sienne connut une longue période de prospérité favorisée à la fois par l’essor des grandes banques familiales – les banquiers siennois comptaient alors parmi les banquiers les plus actifs d’Europe - ainsi que par sa situation sur la route du pèlerinage vers Rome qui en faisait un axe commercial de grande importance.

Au seuil du XIVe siècle, la ville - devenue un centre artistique majeur - comptait environ 50 000 habitants. L’atelier du plus célèbre de ses enfants, Duccio, était particulièrement actif. L’art « aimable » de Duccio, que l’on oppose volontiers à celui, plus grave de Giotto, connaissait en effet une renommée considérable qui dépassaient largement les frontières de l’Italie, grâce, notamment, aux nombreux jeunes artistes qui venaient se former auprès du maître.

C’est donc dans une époque et un lieu bien particuliers que se situe l’œuvre de Simone Martini.


Entre Duccio et Giotto, une formation encore mystérieuse

« Très noble et très célèbre peintre ». C’est en termes particulièrement élogieux si l’on tient compte du chauvinisme légendaire de leur auteur, le sculpteur florentin Lorenzo Ghiberti, que nous est présenté Simone Martini.

Malgré cette renommée précoce, nous sommes peu renseignés sur la formation de Martini. Né vers 1284, il est fort probable qu’il fut instruit de son art au sein de l’atelier du fameux Duccio di Buoninsegna.

Duccio, à l’art si précieux et délicat, était alors au sommet de son art. En 1308, l’installation en grande pompe de son chef-d’œuvre, la Maestà, à la cathédrale de Sienne, fut célébrée comme un événement de première importance par toute la ville qui forma un cortège d’honneur depuis l’atelier du peintre.

L’influence de ce chef-d’œuvre de la peinture siennoise est bien sensible dans l’une des premières œuvres connues de Martini : la Maestà du Palazzo Pubblico de Sienne (1315). En effet, le traitement délicat des visages, le goût pour l’allongement des silhouettes rappellent clairement les personnages de Duccio. Toutefois, à bien regarder l’œuvre, on y perçoit également une sensibilité plastique, une curiosité pour le rendu de l’espace étrangères à l’art

de Duccio, détails infiniment révélateurs qui ont très tôt incités les historiens à rapprocher l’œuvre du jeune Martini de celle de l’autre « géant » du Trecento : Giotto.

L’influence du peintre florentin dans l’art d’un peintre de la cité rivale pourrait, au premier abord, paraître surprenant, si l’on omettait l’importance du rayonnement du chantier de peinture de l’église Saint-François à Assise auquel pris part Giotto, sans doute dans les dernières années du XIIIe siècle.

La basilique élevée à Assise quelques années à peine après la mort de saint François (en 1226) fut un chantier en tout point exemplaire. Si, par son architecture, il témoigne de la pénétration en Italie des formes du gothique français, les peintures murales qui en ornent les parois, par leur qualité et la personnalité des artistes qui s’y sont succédés, offrent un panorama, sinon complet, du moins particulièrement riche, de la peinture toscane des années 1280-1340. Cimabue, Giotto, mais également les frères Lorenzetti, pour ne citer que les personnalités dont les noms nous sont parvenus, s’y sont succédées.

Si rien ne permet d’affirmer que Martini, dans ses jeunes années, ait vu les œuvres de Giotto à Assise, il est néanmoins fort probable qu’il en ait eu une connaissance indirecte, notamment, par le biais d’artistes moins talentueux tels que Memmo di Filipuccio qui étaient allés œuvrer à Assise sous la direction du grand maître.

Quoiqu’il en soit, cette connaissance transparaît nettement dans les premières œuvres connues de l’artiste siennois qui s’attache à rendre la troisième dimension.

De surcroît, si la confrontation n’a pu se faire durant les années de formation, elle eu bien lieu quelques années plus tard, lorsque, entre 1315 et 1320, Simone Martini fut, à son tour, appelé à Assise.

Martini et les grands chantiers

C’est toutefois un art bien distinct de l’esthétique giottesque que celui de Simone Martini à Saint-François d’Assise. En effet, dans le cycle de la Vie de Saint-Martin qu’il peint dans l’église, l’artiste se détourne de la solennité et de l’aspect sculptural des personnages de Giotto pour leur préférer une atmosphère raffinée et courtoise qui n’est pas sans rappeler l’art gothique français. De même, à Assise, Simone Martini fait preuve d’une capacité remarquable à retranscrire en peinture la société de son temps avec un goût pour les détails qui, par moments, confine au burlesque.

De retour à Sienne, sans doute vers 1320-1330, Simone Martini travaille une seconde fois pour le Palazzo Pubblico.

Cet édifice civil, sans doute le plus beau de Toscane, servait de lieu de réunion pour les institutions municipales. Sa construction fut entamée durant l’enfance de Simone Martini, vers 1297. Sienne, alors au faîte de sa puissance, entendait bien célébrer dans cet imposant bâtiment, sa richesse et sa gloire. Pour décorer ce palais de brique, on fît appel aux plus grands artistes de la ville et le chantier dura de nombreuses années.

La seconde œuvre que Simone Martini y réalisa, est un portrait équestre du condottiere Guidoriccio da Fogliano. Les condottiere, chefs de guerre mercenaires, avaient acquis, au temps de Martini, une certaine importance, tirant profit des guerres incessantes que se menaient les cités italiennes rivales. Si, en ce premier XIVe siècle, ils n’avaient pas encore

l’importance de leur homologues de la Renaissance, ils jouaient déjà un rôle militaire, mais aussi politique de première importance.

La fresque que Simone Martini peignit et que l’on peut encore admirer sur place, offre un exemple particulièrement éloquent de cette évolution. A cheval l’air imperturbable, Guidoriccio da Fogliano, parade devant un paysage que l’on distingue au loin et qu’il domine fièrement.

Simone Martini, Guidoriccio da Fogliano all'assedio di Montemassi, fresque, 1328, Palazzo Pubblico de Sienne

Anjou à Naples et Rome à Avignon. Simone Martini et les grandes cours du XIVe siècle

L’activité de Simone Martini sur les grands chantiers de l’époque ne doit pas faire oublier qu’il fut aussi un peintre de cour. Il travailla tout particulièrement pour deux d’entre elles, celle d’Anjou, à Naples, dans les années 1317, puis, à la fin de sa vie, en Avignon.

Parmi les cours princières du XIVe siècle, celle d’Anjou, possédait un lustre tout particulier.

Les Anjou, originaires de France et descendants du roi saint Louis, s’étaient taillé un royaume dans le sud de l’Italie au lendemain de la mort de l’empereur Frédéric II, dans les années 1230. Il y installèrent une cour fastueuse commandant nombre d’œuvres prestigieuses à des artistes italiens et favorisant outre mont l’influence des arts français.

Simone Martini fut appelé à la cour de Robert d’Anjou, second fils du fondateur de la dynastie et petit-fils de saint Louis, en 1317. Il exécuta notamment un portrait du frère aîné de Robert, Louis, récemment décédé et canonisé sous le nom de saint Louis de Toulouse.

Le séjour napolitain de Martini lui permit sans doute d’acquérir une connaissance plus intime de l’art français de l’époque, ce dont témoigne avec éloquence une Annonciation datée des années 1333 et conservée au musée des Offices de Florence, volontiers considérée comme le chef d’œuvre du peintre.

En effet, par delà le raffinement tout à fait caractéristique de l’art de Martini, les influences françaises sont particulièrement sensibles dans cette œuvre. On remarquera ainsi la présence des arcs brisés qui couronnent la scène et qui rappellent l’art gothique français. De même, le vase qui sépare la Vierge de l’archange peut être rapproché des belles pièces de métal précieux que fabriquaient alors les orfèvres parisiens et dont la renommée dépassait le royaume de France.

Simone Martini et Lippo Memmi, Annonciation avec deux saints, Galerie des Offices.

En 1340, Simone Martini quitta l’Italie pour Avignon.

Siège de la papauté depuis 1309, date à laquelle les pontifes quittèrent Rome, jugée trop dangereuse, la cité était devenue un laboratoire artistique d’importance européenne. En effet, les papes eurent soin de faire venir auprès d’eux non seulement de grands prélats, qui furent eux aussi de fastueux mécènes, mais aussi nombre d’intellectuels et d’artistes venus de France et, surtout, d’Italie.

Rares sont les œuvres avignonnaises de notre peintre qui nous soient parvenues. On peut mentionner les fresques du palais des Papes, très endommagées aujourd’hui. L’on sait que

l’artiste, devenu l’ami de Pétrarque, fit un portrait de Laure, égérie du poète. Cette œuvre devait sans doute constituer un jalon fondamental de l’histoire de l’art car il compte parmi les premiers portraits « réalistes » du Moyen Âge. Sa perte nous est d’autant plus regrettable. Nous pouvons toutefois trouver une certaine consolation dans le touchant panneau sur lequel le peintre, à la fin de sa vie, représenta une sainte Famille.

Simone Martini, Le Christ retrouvé par ses parents.

Ce panneau, exécuté en 1342, figure une scène rarissime dans l’iconographie chrétienne de l’époque : le retour du Christ, encore enfant, auprès de ses parents après la discussion avec les Docteurs de l’Eglise. Mais ce qui nous frappe, surtout, c’est l’attitude touchante du jeune Sauveur, à la pose à fois déterminée et encore fortement emprunte de grâce enfantine.

Simone Martini mourut en Avignon en 1344. Par la part qu’il prit aux grands chantiers de son époque, par son style délicat, par sa curiosité et son goût pour la représentation du monde sensible, il incarna parfaitement l’esprit de son temps. En effet, ce premier XIVe siècle est une période de foisonnement artistique extraordinaire auquel la Peste Noire de 1348 porta un coup, sinon fatal, du moins particulièrement brutal.

Toutefois Simone Martini nous semble aller au delà des tendances de son époque : le goût du paysage, du portrait, la traduction des sentiments. Autant de voies, désormais ouvertes, que ses successeurs emprunteront à sa suite.


Marie Pottecher est conservatrice en chef du Patrimoine. Elle dirige le Musée Alsacien à Strasbourg.

Simone Martini, Vierge, entre 1340 et 1344, peinture sur bois © Saint-Pétersbourg/Musée de l’Ermitage

Le tableau de l’Ermitage est en fait un fragment d’une scène d’Annonciation dont il manque la partie gauche. Celui-ci devait figurer l’archange Gabriel. Simone Martini réalisa cette œuvre pendant son séjour avignonnais, c’est donc une œuvre de maturité que nous admirons ici.

La figure de Marie se détache sur un fond d’or. Celui-ci, attesté dans la majorité des œuvres de l’époque, permet de rappeler la présence divine, selon une tradition iconographique bien établie. En effet, la scène de l’Annonciation correspond au moment exact de la conception du Christ, c’est donc le mystère de l’Incarnation qui est ici représenté. Toutefois, ce fond n’est pas uniforme et les motifs géométriques qui encadrent la figure de Marie donnent une certaine préciosité à l’œuvre, un peu à la manière des pièces d’orfèvrerie, si appréciées à l’époque.

La Vierge est représentée assise. Interrompue dans sa lecture par l’archange que l’on doit imaginer à sa gauche, elle se retourne tout en esquissant une geste de surprise et de pudeur de la main droite. Malgré l’ample manteau d’un bleu profond qui enveloppe toute sa silhouette et lui confère une certaine monumentalité, le traitement délicat de son visage juvénile aux pommettes légèrement rosées, la finesse de ses mains font de cette jeune Vierge, un être en tout point charmant et gracieux.

Cet équilibre entre respect de la tradition picturale de l’époque et un traitement particulièrement raffiné fait de cette Vierge un morceau particulièrement plaisant et remarquable de la peinture de la première moitié du XIVe siècle et un exemple éloquent de l’art de Simone Martini.