Avis : faut-il regarder Qui a tué l’Empire romain ?
Arte a diffusé en novembre dernier un documentaire de Frédéric Wilner, réalisé en 2022, intitulé Qui a tué l’Empire romain ?
Ce documentaire propose de la chute de l’Empire romain une nouvelle lecture qui repose sur la recherche de causes jusque-là point trop mises en avant pour expliquer l’évènement : les épidémies et le changement climatique.
Point trop, car en la matière, malgré un (très) relatif renouvellement des approches, il semblerait que l’on ait fait le tour de la question depuis belle lurette. Ainsi, en 1984, il y a près de 40 ans donc, l’historien allemand Alexander Dermandt recensait pas moins de 210 causes avancées jusque-là pour expliquer la chute de Rome. 210 ! Pas mal, non ? Evidemment les épidémies et le changement climatique y figuraient déjà en bonne place. Donc, pour le scoop, on repassera.
Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’écho que de telles explications ont en nous aujourd’hui. Ce qui nous ramène à un phénomène que le grand Benedetto Croce a formulé ainsi : l’histoire est toujours contemporaine. Sous-entendu, chaque époque questionne le passé à l’aune de ses propres préoccupations.
L’histoire de la chute de Rome fourni de ce phénomène de très nombreux exemples. Pour n’en citer que quatre :
Est-ce un hasard si, au siècle des Lumières, l’anglais Edward Gibbon voit dans le triomphe du christianisme l’une des causes de la Chute ?
Est-ce un hasard encore si, un gros siècle plus tard, le russe Mikhail Rostovtzeff – qui a connu la Révolution de 17 et la guerre civile – y voit le résultat d’une proto lutte des classes ?
Est-ce un hasard toujours si l’italien Aldo Schiavone fait du primitivisme d’une économie esclavagiste la cause fondamentale de la Chute, lui qui écrit après une autre chute, celle de l’URSS, que l’on explique alors… par les faiblesses structurelles d’une économie socialiste à bout de souffle ?
Est-ce un hasard enfin si, plus près de nous, l’américain Kyle Harper fait de la Chute le résultat d’un changement climatique combiné à de terribles épidémies ?
Nous y revoilà donc. Le changement climatique et les épidémies.
Si l’Empire romain a bien été confronté à ces deux maux, vouloir y voir la cause essentielle de sa disparition est franchement excessif.
D’abord parce que – si ces deux phénomènes eurent bien l’ampleur avancée dans le documentaire – on ne comprend pas comment ils n’auraient pas frappé avec autant de force les nombreux royaumes barbares, alors, eux, en plein développement.
Ensuite parce que l’exemple de la grande peste de 1348 nous apprend qu’une telle épidémie peut avoir des effets importants (comme la hausse des salaires d’une main d’œuvre devenue rare) sans pour autant causer la disparition de quelque royaume que ce soit. Quand frappe la peste noire, les royaumes de France et d’Angleterre entrent dans la guerre de Cent ans. L’épidémie n’a ni changé le rapport de force ni avantagé l’un des deux adversaires. Pas plus qu’elle n’a bouleversé la géopolitique du XIVème siècle quand on y pense. Pourquoi ? Pour une raison simple : frappant tous les Etats à la fois, elle n’a créé aucun déséquilibre. Il y a fort à parier que ce fut la même chose mille ans plus tôt.
Enfin et surtout parce qu’aucune explication mono causale (ou peu s’en faut) ne peut rendre compte d’un phénomène aussi complexe que la fin d’un empire-monde et la transformation d’une civilisation. Lucien Febvre n’a-t-il pas dit que l’histoire est la science de la complexité ?
D’ailleurs, on l’oublie toujours et ce documentaire ne fait pas exception, mais seule la partie occidentale de l’Empire disparait à la fin du Vème siècle de notre ère. Les Romains d’Orient auraient-ils été à la fois immunisés contre les virus et protégés du changement climatique ?
Avis : à regarder avec un œil critique et un bon bouquin à la main.
Pourquoi pas l’un de ceux-là :
Peter Heather, Rome et les barbares.
Hervé Inglebert, Atlas de Rome et des barbares (IIIe-VIe siècle). La fin de l’Empire en Occident.
Bryan Ward-Perkins, La Chute de Rome.