Le a- privatif grec et le rapport à l’Autre
Au IIIème siècle de notre ère, la dynastie des Parthes arsacides – à bout de souffle – est jetée bas par Ardashir, un noble originaire du Fars, lequel Ardashir proclame la naissance d’une nouvelle dynastie : celle des Perses sassanides comme les nomment nos manuels d’histoire ancienne.
Les souverains sassanides revendiquent aussitôt l’héritage impérial des Grands Achéménides qui avaient régné sur un gigantesque empire – le premier empire-monde de l’Histoire quand on y pense – pendant près de deux siècles durant (grosso modo, de la fin du VIème à la fin du IVème siècle av. J.-C.).
Dans leur titulature, parmi une foule d’autres titres ronflants, les souverains sassanides se disaient Roi des rois d’Iran et de non-Iran, šāhānšāh ērān ud anērān en VO, une formule diablement intéressante.
Relisons-la ensemble cette titulature impériale : šāhānšāh, c’est facile, correspond à Roi des rois. Quant à ērān ud anērān cela veut dire d’Iran et de non-Iran, ou du pays des Arya et des non-Arya si l’on préfère.
Deux remarques sans plus attendre : d’une part à la lecture du mot anērān (non-Iran), on se rend compte tout de suite que le fameux a- privatif grec… n’est pas (uniquement) grec. Vous savez, le a- privatif, c’est ce préfixe que l’on retrouve dans des mots comme agnostique, amoral, anarchie, anonyme, asexué et asperge, par exemple, préfixe qui indique le manque de la chose qui vient ensuite. La foi, la morale, le nom, le sexe, le goût.
C’est ce genre de détail qui a permis à des linguistes de génie – de James Parsons à Franz Bopp – de postuler l’existence d’une langue originelle commune à nombre de langues parlées aujourd’hui. Sans commune origine, comment expliquer les nombreuses similitudes entre ces langues (de l’anglais au farsi et du russe à l’ourdou) que l’on classe dans la grande famille des langues indo-européennes ?
Par ailleurs, toujours à la lecture de ce même mot, anērān, on a une forte envie de relativiser les jugements portés sur les Grecs lesquels auraient été coupables de grécocentrisme exclusif en divisant les habitants de ce triste monde sublunaire en Grecs et non Grecs. Ce simple mot d’anērān nous montre – si besoin en était – que cette vision binaire était commune – au moins - aux Grecs et aux Perses.
En cherchant bien, on s’apercevra sans doute qu’il s’agit d’une évidence anthropologique : quel peuple ne se pense pas au centre du monde ? Quel peuple ne perçoit pas le monde comme habité de gens comme moi et d’autres qui ne le sont pas ?
Ci-dessous : carte des régions où l’on parle des langues indo-européennes. Image : Bill Williams
Ci-dessous : évolution du mot mère dans les différentes langues indo-européennes. Image IronChestplate1
A lire sur les langues indo-européennes :
Bernard Sergent, Les Indo-européens, histoire, langue, mythe, Paris, Payot, 1995
Iaroslav Lebedynsky, Les Indo-européens, Faits, débats, solutions, Éditions Errance, 2014
Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? : Le mythe d'origine de l'Occident, Paris, Seuil, 2014.