Bruxelles, berceau de l’Art nouveau - Article Storia Mundi

Bruxelles, berceau de l’Art nouveau

Capitale d’un pays de création récente (1830), Bruxelles a été le berceau de l’Art nouveau, ce mouvement qui toucha tous les domaines artistiques (architecture, arts décoratifs, peinture, sculpture) au tournant des XIXème et XXème siècles. Ce dynamisme culturel, la Belgique le doit à sa prospérité : deuxième puissance industrielle au milieu du XIXème siècle, elle tire également sa richesse des matières premières venues du Congo, territoire colonial, propriété personnelle du Roi Léopold II jusqu’en 1908. Si Bruxelles est une ville de fondation très ancienne, sa croissance rapide dans le dernier tiers du XIXème siècle, intimement liée à la richesse du royaume, explique certainement que l’ambiance qui y régnait était celle d’une ville nouvelle, sensible aux idées d’avant-garde et assoiffée de modernité. Ce contexte historique, politique et économique a constitué le substrat idéal dont ont su profiter les principales figures de l’art belge autour de 1900. En 1883, est fondé le Groupe des XX (dont l’activité se poursuit à partir de 1894 sous le nom de La Libre esthétique) qui réunit des artistes désireux de se libérer de l’académisme. Devenue une ville qui compte sur la carte de l’Europe, Bruxelles se hisse au rang de capitale culturelle et attire désormais des artistes venus de tout le pays – Paul Hankar (1859-1901) voit le jour non loin de Mons, Victor Horta (1861-1947) est né à Gand, Henri van de Velde (1863-1957) est originaire d’Anvers. Ils vont faire de la cité une capitale artistique de premier plan. 

Hôtel Tassel - Tasselhuis_JPR2877-Pano-© visit.brussels - Jean-Paul Remy(1)

Signe, sans doute, du dynamisme et de l’émulation qui régnait au sein de ce terreau culturel fertile, diverses propositions vont être formulées simultanément par plusieurs artistes dans les premières années de la décennie 1890 et justifient que Bruxelles soit considérée comme le berceau de l’Art nouveau. En 1893, tandis qu’Horta bâtit l’hôtel Tassel, Hankar élève sa maison personnelle rue Defacqz. Deux ans plus tard, c’est van de Velde qui construit sa villa, appelée Bloemenwerf, dans le quartier de Uccle. Que ces trois œuvres soient des lieux d’habitation ne relève aucunement du hasard : l’espace domestique est celui qui fait l’objet de toutes les recherches en cette fin de XIXe siècle, suivant en cela les expériences anglaises du Domestic Revival. Autre point commun à ces trois œuvres, leur concepteur a dessiné un décor intérieur et un mobilier en parfaite harmonie avec le cadre architectural. S’impose ici l’idée d’œuvre d’art total, caractéristique commune à l’ensemble des centres dans lesquels l’Art nouveau a prospéré – en Europe, comme ailleurs. Ainsi donc, ces trois figures se mêlent-elles d’architecture et d’art décoratifs, revendiquant par là même, l’abandon des anciennes hiérarchies qui voulaient qu’un architecte, un peintre ou un sculpteur, ne « s’abaisse » pas à concevoir des objets d’art décoratif, arts du quotidien jusqu’alors considérés comme mineurs. Loin d’être accessoires, ceux-ci sont pourtant essentiels tant pour le renouveau recherché de l’espace domestique que pour l’activité des artistes eux-mêmes. Van de Velde ne fait-il pas paraître dans les journaux de l’époque des publicités proposant ses services pour des « installations mobilières complètes, meubles, papiers-peints, broderies, vitraux, appareils d’éclairage pour le gaz et l’électricité, bijoux, objets usuels et d’ornementation » ?

Musée Horta - Hortamuseum_JPR3079-© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Pour les artistes de l’époque, transformer l’habitation signifie non seulement l’adapter aux différents modes de vie, mais également lui garantir tout le confort moderne. Dans ce but, les architectes n’hésitent pas à utiliser des matériaux issus de l’industrie qui leur permettent des inventions structurelles, elles-mêmes à l’origine de transformations spatiales promises à un grand avenir. Pour offrir des espaces agréables et fonctionnels aux habitants des hôtels particuliers qu’il conçoit, Victor Horta use de structures métalliques qui l’autorisent à créer des espaces intérieurs innovants. Toute sa vie, il revendiquera la paternité de l’invention du plan libre que Le Corbusier définira, plus tard, comme l’un des « cinq points » de l’architecture moderne. Dans les maisons d’Horta, l’air et la lumière circulent sans obstacle. En témoignent notamment l’hôtel Tassel (1893), sa maison personnelle (1898), sise rue Américaine, l’hôtel van Eetvelde (1899) ou encore le très luxueux hôtel Solvay (1900). Dans chacune de ces œuvres, il a cherché à tirer le meilleur parti de contraintes techniques variées pour donner naissance à des espaces qui, tout en étant parfaitement fonctionnels et pratiques, sont également d’une grande poésie et constituent un véritable spectacle pour le visiteur qui les découvre. 

Accompagnant et soulignant ces innovations majeures, un nouveau langage ornemental, en rupture avec l’éclectisme du XIXème siècle, voit le jour. La personnalité de chaque artiste s’y exprime librement. Illustrant son crédo « jette la fleur, garde la tige », Horta développe une esthétique librement inspirée de la flore. Ses célèbres lignes en « coup de fouet » sont reproduites dans les matériaux les plus divers (mosaïques, fer forgé, vitraux, pierre…) tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses bâtiments, instaurant ainsi un savant et subtil jeu de correspondances. Alors que les objets créés par van de Velde se distinguent par un dynamisme à la fois très graphique et abstrait, les œuvres d’Hankar trahissent, elles, un regard porté sur des œuvres extra-européennes, japonaises surtout. Les boiseries de la vitrine de la chemiserie Niguet (1896), les petits bois des fenêtres circulaires du premier étage de l’hôtel Ciamberlani (1897), tout comme les structures qui scandaient la salle d’ethnographie au sein du parc de Tervueren, pour l’Exposition internationale de Bruxelles de 1897 sont des interprétations toutes personnelles d’éléments issus de l’art nippon. Si ce dernier aménagement a malheureusement disparu, une autre structure conçue pour cette même exposition a été conservée : il s’agit de celle qui ornait le salon des grandes cultures, réalisée par Georges Hobé (1854-1936). Cet assemblage complexe d’éléments en bois exotique propose une synthèse curieuse d’influences extra-européennes, extrême-orientales et africaines. Ces inventions formelles qui caractérisent l’Art nouveau en sont devenues le symbole le plus populaire. Phénomène de mode, elles se sont rapidement répandues dans des réalisations séduisantes. Parmi d’autres, citons l’étonnante Maison Saint-Cyr (1901-1903) dont l’étroite façade a été dessinée par Gustave Strauven (1878-1919), l’hôtel Hannon réalisé par Jules Brunfaut (1852-1942) entre 1903 et 1904, ou encore la maison que Paul Cauchie (1875-1952) a élevée pour son propre compte (1905). A partir de ces exemples exceptionnels ont été réalisées d’innombrables façades d’immeubles qui répondaient au goût du jour – et le répandait pour satisfaire la demande d’un large public. Dans les premières années du XXe siècle, l’usage de la ligne sinueuse s’est généralisée et a rejoint les motifs traditionnels au sein du vocabulaire utilisé par les artistes ornemanistes.

Maison Saint-Cyr - Huis Saint-Cyr_JPR2745-© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Ne retenir de l’Art nouveau que ses inventions ornementales – aussi séduisantes fussent-elles – ce serait enfermer le mouvement dans ce XIXème siècle dont la quête permanente fut celle d’une esthétique propre, quête assez vaine et, convenons-en, futile au final. Bien plutôt, nous semble-t-il, les plus talentueux des acteurs bruxellois ouvrent la porte à la modernité qui caractérisera le XXème siècle. Par leurs prises de position comme par leurs œuvres, ils font montre d’une préoccupation sociale inédite jusqu’alors de la part d’artistes de premier plan. Dès 1895, van de Velde fait paraitre un article dans le journal La Société nouvelle – le titre du journal est en soi tout un programme ! – dans lequel il affirme que la beauté est une arme au service de la transformation de la société. Comme Hankar et Horta, il donne des conférences à destination des ouvriers afin de contribuer à leur formation et les aider ainsi à évoluer socialement. C’est également l’objectif poursuivi par le parti ouvrier belge qui commande à Horta la construction de la Maison du Peuple. Elevé entre 1896 et 1898, ce vaste bâtiment rassemblait diverses fonctions : café – où l’alcool était proscrit – boutiques, bureaux du parti, vaste salle de rassemblements politiques où étaient également donnés des spectacles. Chef d’œuvre de l’Art nouveau, la Maison du Peuple est malheureusement détruite en 1965.

Les expériences menées à Bruxelles se sont prolongées bien au-delà des frontières du royaume. Sans même parler des expositions auxquelles prennent part les différents principaux acteurs de l’Art nouveau belge et qui contribuent à diffuser leurs idées, certains artistes quittent le milieu où leur talent avait éclos. Ainsi, dès 1899, van de Velde s’installe en Allemagne où il poursuit ses recherches jusqu’à prendre la tête de l’école d’art de Weimar. A la suite du voyage qu’il réalise à Bruxelles, Hector Guimard (1867-1942), de retour à Paris, modifie le projet qu’il avait dressé d’un immeuble de rapport devant s’élever rue La Fontaine, dans le XVIème arrondissement. Le choc de la découverte des œuvres d’Horta amena Guimard à se convertir à l’Art nouveau et adopter les caractéristiques de l’architecture de son confrère belge. Le succès est immédiat : le Castel Béranger est distingué par l’obtention du Premier prix lors du premier concours de façade organisé par la ville de Paris en 1898. Bruxelles demeura une ville ouverte aux influences venues des autres centres de production de l’Art nouveau européen. Ainsi, entre 1905 et 1911, c’est dans la capitale belge qu’est construit le chef d’œuvre des Wiener Werkstätte (un groupement d’artistes prolongeant les expériences initiées au sein de la Sécession viennoise) : le Palais Stoclet.


Hervé Doucet, Strasbourg le 20 novembre 2023

Maître de conférences en Histoire de l’art contemporain à l’Université de Strasbourg depuis 2008, Hervé Doucet enseigne également à l’Université de Paris-Sorbonne-Abu-Dhabi depuis 2009. Commissaire de l’exposition Otto Wagner, maitre de l’Art nouveau viennois, (Cité de l’architecture et du Patrimoine, novembre 2019-mars2020) il est spécialiste de l’histoire de l’architecture. Son ouvrage issu de sa thèse de Doctorat, Emile André. Art nouveau et modernités fut lauréat du Prix Georges Sadler (2011) de l’Académie de Stanislas. Ses recherches sur l’architecture strasbourgeoise de la période de l’annexion (1871-1918) l’ont notamment amené à assurer le commissariat de l’exposition La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain (Strasbourg, 29/09/2017-10/12/2017) (catalogue publié par Lieux-dits éditions) et à organiser le colloque international L’Art nouveau aux confins d’empires : Strasbourg et Riga (Strasbourg 8 et 9/11/2018) dont les actes ont été publiés sous sa direction (La Revue de la BNU, n°19, 2019).

Musée Horta - Hortamuseum_JPR3034-© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Schaerbeek - Schaarbeek - Maison Autrique - Autriquehuis_DSC2408_© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Maison Cauchie - Huis Cauchie_JPR4684-M-© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Maison Saint-Cyr - Huis Saint-Cyr_JPR2740-© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Maison Cauchie - Huis Cauchie_JPR5220_© visit.brussels - Jean-Paul Remy

Maison Cauchie - Huis Cauchie_JPR5221-Modifier_© visit.brussels - Jean-Paul Remy