GRÜNEWALD LE MAÎTRE DE L'OBERRHEIN

Grünewald : le maître de l’Oberrhein

Une biographie imprécise

A l’inverse de Dürer, la vie de cet artiste est entourée de mystère et même son nom a été l’objet de vives discussions. Si la date de naissance et de mort des grands artistes de ce temps est généralement bien connue, concernant Maître Mathis, dit Grünewald, on ne peut qu’avancer une naissance entre 1470 et 1480 et un décès entre 1528 et 1532. Sa biographie demeure très imprécise alors que ses contemporains comme Dürer, Altdorfer ou Holbein appartiennent à la vie publique. En outre, contrairement à Dürer, Grünewald n’a rien publié et ses rares signatures apportent plus de questions que de réponses. En dépit des diverses hypothèses émises par les historiens de l’art concernant sa formation, il demeure impossible d’apporter des preuves tangibles. Sa naissance probable à Aschaffenbourg, des commandes à Mayence et Francfort plaideraient en faveur d’une formation dans le Rhin moyen auprès du Maître du Livre de Raison. Son passage en Alsace a également fait supposer l’influence de Martin Schongauer mais on a également avancé celle d’Albrecht Dürer ou de Hans Holbein l’Ancien. En outre, il serait risqué de chercher dans l’assimilation de la peinture flamande et italienne par Grünewald la preuve de ses voyages, cette connaissance pouvant tout aussi bien n’être qu’indirecte. Ce sont les œuvres elles-mêmes, qui ne sont qu’au nombre d’une dizaine, qui doivent nous permettre de partir à la rencontre de cet artiste novateur. De nombreux tableaux ont toutefois dû être détruits comme trois tableaux d’autel de la cathédrale de Mayence qui auraient péri avec un navire suédois qui les emportait comme butin de guerre au XVIIes.          


Le retable d’Issenheim

Le chef-d’œuvre de Grünewald est incontestablement le Retable d’Issenheim mais sa paternité n’a pas toujours été reconnue. En effet, les premières descriptions du retable au XVIIIe siècle y perçoivent la main de Dürer. La peinture allemande étant alors encore mal connue, la tentation était grande d’attribuer au maître de Nuremberg toute œuvre de qualité. A travers l’imagination fertile et les coloris vifs dont témoigne ce retable, on a ensuite voulu déceler la manière de l’élève de Dürer et contemporain de Grünewald, Hans Baldung Grien Aujourd’hui, cette œuvre majeure est pourtant celle qui permet le mieux de percevoir le style de cet artiste aussi mystérieux que fascinant.

C’est pour la préceptorie des Antonins d’Issenheim, fondée dans les années 1290-1313, que ce retable a été commandé à Grünewald. Cette localité, située à une quinzaine de kilomètres au sud de Colmar, se trouve sur l’ancienne route romaine Mayence-Bâle, qui était alors très fréquentée par les pèlerins de saint Jacques et de Rome. Ces derniers passaient donc fréquemment la nuit dans cet hospice.


Le mal des Ardents

Contrairement aux grands ordres comme les Bénédictins ou les Franciscains, les Antonins avaient une mission très précisément délimitée et liée à la réputation de thaumaturge de saint Antoine ayant su résister à la douleur. Le « mal des Ardents » ou « feu de saint Antoine », dénommé aujourd’hui ergotisme gangréneux, était provoqué par l’ergot du seigle qui surgissait après de mauvaises moissons. Ces épidémies se manifestaient par l’apparition de taches rouges et bleues, d’un noircissement de la peau, de fourmillements et de douleurs : la gangrène envahissait les pieds et les mains qui devenaient comme durcis et desséchés au feu. De nombreux chroniqueurs médiévaux ont souligné l’horreur ressentie face à ce fléau cyclique.

La charge principale des Antonins était de soigner les patients atteints de cette maladie et le culte des reliques de saint Antoine devait permettre de lutter contre cette affection. Leur ordre avait été fondé autour de 1095 après plusieurs épidémies. L’origine alimentaire du mal des Ardents n’a été comprise qu’au XVIIIe siècle, on ignorait auparavant que le responsable était le champignon se développant dans les graines de seigle, or cette céréale formait alors la base de l’alimentation de paysans. Sans connaître les causes de cette pathologie, les Antonins étaient pourtant devenus experts dans les soins. Ils faisaient usage de leur saint vinage, obtenu par un bain des reliques du saint, et d’autres remèdes probablement fabriqués avec les plantes visibles dans le retable. L’amélioration de l’état de santé des malades pourrait aussi avoir eu pour raison une meilleure alimentation lors du séjour à l’hospice avec du pain de bonne qualité. Ceci pouvait entraîner une régression des symptômes, ce qui serait une explication naturelle à des guérisons jugées miraculeuses et attribuées à l’intervention du saint. La maladie aboutissait toutefois souvent à l’amputation et la mort restait l’issue la plus fréquente.


Une œuvre complexe et forte

Le retable d’Issenheim a été exécuté en deux phases et par deux artistes différents. La caisse et les sculptures sont datées des années 1486-1490 et ont été attribuées à Nicolas de Haguenau, également auteur de certaines statuettes de la chaire de la cathédrale de Strasbourg. Quant aux peintures, Grünewald a dû s’y consacrer entre 1511 et 1515, cette dernière date apparaissant sur le pot d’onguent de la Madeleine de la Crucifixion.

Le retable fermé est complété par deux volets fixes et permet deux ouvertures, offrant un programme d’un très haut intérêt. Fermé comme il devait l’être le plus souvent, il laisse voir l’une des Crucifixions les plus pathétiques de toute l’histoire de la peinture. Exposant ses chairs martyrisées, ce Christ douloureux devait être un message d’une poignante intensité pour les malades qui se trouvaient face à cette apparition. De part et d’autre, saint Jean soutient la Vierge, Marie-Madeleine se tord les mains, renvoyant à celles, déchirées du crucifié, et saint Jean-Baptiste se dressant à côté de l’Agnus Dei dont le sang coule dans un calice désigne le Christ et expose la rigueur de la loi divine : « Lui doit grandir tandis que moi je dois diminuer »

Saisi au tout début du XXe siècle par ce mélange d’horreur et de sublime qu’il aimait tant, l’écrivain Huysmans a laissé une célèbre description de cette scène : « Le corps (…) est livide, vernissé, ponctué de points de sang, hérissé, tel qu’une crosse de châtaigne, par les échardes des verges restées dans les trous des plaies ; au bout des bras démesurément longs, les mains s’agitent convulsives et griffent l’air (…), les pieds rivés l’un sur l’autre par un clou, ne sont plus qu’un amas confus de muscles sur lequel les chairs qui tournent et les ongles devenus bleus pourrissent ; quant à la tête, cerclée d’une couronne gigantesque d’épines, elle s’affaisse sur le poitrine qui fait sac et bombe, rayée par le gril des côtés (…). La mâchoire (…) pend, décollée, et les lèvres bavent (…). L’Homme-Dieu de Colmar n’est plus qu’un triste larron que l’on patibula »[1].

La terrible Crucifixion est flanquée de deux volets fixes laissant voir saint Sébastien et saint Antoine, fréquemment invoqués par les malades en raison de leur résistance à la douleur. Alors que ces premières scènes s’adressaient directement aux patients atteints du Mal des Ardents se rendant à Issenheim, la première ouverture du retable fait place à une peinture beaucoup plus claire. L’horreur du Christ scrofuleux a disparu au profit de l’image consolatrice du ressuscité, devenu figure évanescente et dont le visage semble se dissoudre dans un halo lumineux. Enfin, la deuxième ouverture fait apparaître la caisse avec les sculptures de Nicolas de Haguenau : saint Antoine, patron de l’Ordre, trône entre saint Augustin et saint Jérôme. De chaque côté se dressent les deux derniers volets de Grünewald mettant en scène la rencontre de saint Antoine et de l’ermite Paul mais aussi l’Agression de saint Antoine. Ce dernier est assailli par des démons représentés sous forme d’animaux féroces imaginaires témoignant de la verve de Grünewald. Au premier plan, un homme atteint de la syphilis tente de lui transmettre son mal. La résistance de l’ermite à l’agression démoniaque justifia sa qualification de thaumaturge. Néanmoins, son angoisse transparaît dans une inscription faisant allusion à ses paroles « Où étais-tu, tout à l’heure, bon Jésus, et pourquoi n’étais-tu pas ici pour me secourir et guérir mes blessures ? ». Son désarroi momentanée, son humanité rappellent la lamentation du Christ avant de mourir, demandant à son père pourquoi il l’avait abandonné : la peur et l’espoir, deux sentiments qui devaient animer également les malades d’Issenheim.


Un thème central : la Crucifixion

En dehors de cette œuvre majeure, Grünewald s’est consacré plusieurs fois au thème douloureux de la Crucifixion, comme en témoignent les versions de Bâle, de Washington ou de Karlsruhe. Cette dernière mise en croix a donné à Huysmans une autre occasion de confronter son talent littéraire au génie pictural de Grünewald, offrant l’une des plus poignantes évocations d’une œuvre d’art dans son roman Là-bas. Allant bien plus loin qu’une simple description, il a donné une nouvelle version du tableau, toute aussi violente et n’accordant pas plus de repos au lecteur que Grünewald à son spectateur. Mais Huysmans ne sera pas le seul écrivain à avoir été marqué par ce peintre. En 1927, Elias Canetti, prix Nobel de littérature, rapprochait le Retable d’Issenheim des ravages de la Première Guerre mondiale : « Ce dont on se serait détourné avec horreur dans la réalité, on pouvait encore le saisir dans ce tableau : un souvenir des choses horribles que les hommes s’infligent les uns aux autres (…). Toute l’horreur qui est à notre porte est anticipée ici. Le doigt de saint Jean, un doigt immense la désigne : cela est, cela sera de nouveau »[2]

Plusieurs artistes contemporains ont également été fascinés par leur prédécesseur. Il faut en particulier mentionner l’artiste d’origine arménienne et de renommée internationale Sarkis qui a rendu hommage à la peinture de Grünewald à plusieurs reprises au cours de sa carrière. En 2007, il a exposé au Louvre une installation vidéo qui se veut une réflexion sur l’espace et le temps, mettant en scène les quatre tableaux ayant eu le plus fort impact dans sa vie d’artiste. Filmées dans leurs musées respectifs, ces toiles étaient projetées en direct au Louvre sur quatre grands écrans et au pied de chacun était présentée une œuvre de Sarkis. Parmi ces peintures figurait le retable d’Issenheim. La vidéotransmission permettait une mise en présence de l’œuvre de Grünewald et ce lien saisissant était encore souligné par l’installation vidéo intitulée Au commencement le toucher, formée de six écrans disposés en croix. Ces derniers laissaient voir la main de Sarkis, trempée dans de la peinture jaune et touchant, stigmate par stigmate, comme dans un geste thaumaturge, le corps du Christ reproduit sur papier. Par son intermédiaire, au cœur de ce travail, le public était donc invité à entrer en contact avec ce retable, dont la présence physique saisissante n’a rien perdu de sa force et de sa modernité. A travers son travail, Sarkis démontre que les chefs-d’œuvre ne sont nullement figés dans le passé et ne cessent, au contraire, d’être une puissante source d’inspiration pour la création contemporaine.

Anne Vuillemard-Jenn

[1]L J.K. Huysmans, Les Grünewald du Musée de Colmar. Des Primitifs au Retable d’Issenheim, Edition critique par P. Brunel, A. Guyaux et C. Heck, Paris, 1988, pp. 21-22.

Les dates à retenir :

Autour de 1480, naissance de Grünewald.

Entre 1512 et 1516 : Peinture du Retable d’Issenheim par Grünewald.

1528 : Mort de Grünewald à Halle.

1792 : Pour éviter sa destruction : le Retable d’Issenheim est transféré de la commanderie d’Issenheim à la Bibliothèque Nationale du District à Colmar.

1852 : ouverture du Musée Unterlinden et présentation du Retable d’Issenheim dans la chapelle.

2005 : Au commencement, le toucher, œuvre de Sarkis inspirée par le Retable d’Issenheim.

2012 : Décor, oeuvre d’Adel Abdessemed inspirée par le Retable d’Issenheim

2011 : Restauration du Retable d’Issenheim entraînant une vive polémique.

2018-2021 : Restauration de l’œuvre conçue pour la première fois de son histoire comme une globalité : sculptures, panneaux peints et encadrements.


Anne Vuillemard-Jenn est docteur en histoire de l’art, enseignante et chercheur indépendant. Membre du Groupe de Recherches sur la Peinture Murale (www.gpm.asso.fr), elle poursuit des recherches sur la polychromie architecturale et la peinture monumentale.

À lire pour aller plus loin :

Pierre Vaisse et Pierp Bianconi, Tout l'œuvre peint de Grünewald, Flammarion, coll. « Les Classiques de l'art », 1984.

Horst Ziermann et Erika Beissel, Matthias Grünewald, Prestel Verlag München, 2001.

Pantxika Béguerie-De Paepe, Philippe Lorentz (Dir.), Günewwald et le retable d’Issenheim. Regards sur un chef-d’oeuve, catalogue d’exposition du Musée Unterlinden, Somogy, 2007.