Les Collectionneurs russes et l’Avant-garde française : La collection

Les Collectionneurs russes et l’Avant-garde française : La collection Ivan Morozov

Au début du XXe siècle, les deux plus importantes collections d’art contemporain du monde se trouvaient à Moscou. Elles avaient été constituées par des industriels, Sergueï Ivanovitch Chtchoukine (1854-1936) et deux frères, Mikhaïl Abramovitch (1870-1903) et Ivan Abramovitch Morozov (1871-1921), dont les familles avaient fait fortune dans l’industrie textile. Mais ce goût des « belles choses », assez banal au sein de la bourgeoisie russe d’alors, fut moins chez les frères Morozov un moyen de se distinguer qu’une passion dévorante. Mikhaïl Abramovitch, l’aîné, était un personnage exubérant et jouisseur. Ecrivain à ses heures, il s’impliqua peu dans les affaires familiales si ce n’est pour engranger de confortables dividendes qui lui permirent de mener grande vie et de constituer une collection d’art moderne réputée. Le second, Ivan Abramovitch était pour sa part réfléchi et pragmatique. Ingénieur de formation, c’est lui qui dirigeait l’empire industriel des Morozov. A la mort prématurée de son frère, il reprit le flambeau mais sa sensibilité était autre car il regardait la peinture « de l’intérieur », il « la sentait » tout en se refusant de la pratiquer, c’est pourquoi il décida de la collectionner ! C’est vers 1904 que ce « colosse russe » comme le nomma Matisse s’enflamma pour la peinture moderne et pour Paris, deux choses qui en vérité n’en faisait qu’une. Durant une quinzaine d’année jamais il ne cessa d’acheter, constituant une collection hors pair dont Maurice Denis, Cézanne, Monet, Van Gogh et bien sûr Gauguin étaient les ténors mais encore Matisse et Bonnard. Les choix artistiques d’Ivan étaient ceux d’un homme curieux pour qui la beauté passait par la couleur, par des tons purs et contrastés et d’ailleurs, dans sa collection, Cézanne apparaissait comme un coloriste ! Mais cette fameuse collection n’était pas réservée à son seul bon plaisir, car bien qu’installée dans son palais moscovite, sur autorisation, on pouvait la visiter certains jours de la semaine. A ce titre, la collection Morozov - comme la collection Chchtoukine - joua un rôle important dans l’émergence de l’avant-garde russe offrant aux jeunes artistes un cadre de réflexion stimulant. Entre 1914 et 1917, la guerre puis la révolution russe interrompirent les relations entre la Russie et l’Europe. Confiné à Moscou, Ivan Morozov, toujours aussi curieux, se replia sur la peinture russe et commença à acquérir des oeuvres de jeunes artistes (Larionov, Chagall…). En 1918, après la nationalisation des collections privées, notre collectionneur se retrouva engagé en tant qu’assistant du conservateur de sa propre collection : une situation intenable ! En 1919, il quitta clandestinement la Russie avec son épouse et sa fille. En 1933, les collections Chtchoukine et Morozov furent rassemblées dans le palais d’Ivan Morozov à Moscou avant que sous Staline, la lutte contre l’art « formaliste » ne relégua ces chefs-d’oeuvres dans les réserves des musées. Passé l’orage, ils réapparurent avec éclat dans les années 60 avant d’habiller les cimaises des grands musées russes, associant à jamais leur présence à l’audace et au goût visionnaire d’Ivan Abramovitch Morozov.

Les dates à retenir :

1871 : naissance d’Ivan Abramovitch Morozov à Moscou, un an après celle de son frère Mikhaïl Abramovitch.

1900 : Ivan Abramovitch Morozov s’installe dans l’Hôtel particulier du 21 rue Pretchistenka à Moscou où il installera sa collection de peintures

1903 : premier voyage d’Ivan à Paris en compagnie de son frère Mikhaël et acquisition de « La gelée à Louveciennes » d’Alfred Sisley chez Durand-Ruel. Mort de Mikhaïl en octobre.

1904 : Ivan Abramovitch se rend au « Salon d’automne » à Paris et approfondit sa connaissance de l’art français. Il fait la connaissance d’Ambroise Vollard et acquiert des oeuvres de Renoir, Sisley, Pissarro, Vuillard. Naissance de sa fille Eudoxie.

1909 : Ivan Morozov acquiert sept tableaux de Cézanne puis reçoit à Moscou Maurice Denis chargé de décorer le salon de musique de son hôtel particulier. Premières commandes d’oeuvres à Matisse. Intérêt pour la jeune avant-garde russe moscovite.

1911 : Pierre Bonnard reçoit commande du triptyque « Méditerranée » destiné à décorer l’escalier d’apparat de l’hôtel particulier d’Ivan Morozov.

1914 : la Première Guerre mondiale rend impossible les voyages en Europe, Ivan Morozov se tourne alors vers la peinture russe.

1918 : Nationalisation de la collection Morozov.

1919 : Ivan Morozov fuit la Russie et rejoint la Suisse avec sa femme et sa fille.

1921 : le 22 juillet, mort d’Ivan Morozov à Carlsbad (actuelle Karlovy-Vary).

Votre conférencier

Diplômé de l’Ecole du Louvre et de l’université Paris-IV-Sorbonne, Fabrice Delbarre est Guide conférencier-national.

À lire pour aller plus loin :

Natalia Semenova, Les frères Morozov, Solin/Actes Sud, 2021.

La collection Morozov. Icônes de l’art moderne, Catalogue d’exposition, Fondation Louis Vuitton, Gallimard, 2020.