Olivier Mannoni : traducteur et passeur - Interview de Storia Mundi

Olivier Mannoni : traducteur et passeur

Olivier Mannoni et l’un des auteurs qu’il traduit, Frank Witzel. Crédit photo : Françoise Mancip-Renaudie

Olivier Mannoni est un homme aux multiples talents, à la fois journaliste, auteur et biographe. Cela dit, c’est à l'art complexe de la traduction qu’il a consacré – et qu’il consacre encore – l’essentiel de son temps. Depuis près de quatre décennies en effet, il nous rend accessible des trésors de la pensée germanique : de Hans Blumenberg à Peter Sloterdijk, en passant par les romanciers contemporains que sont Martin Suter et Thomas Glavinic. Dans l’ombre des grands auteurs sur les textes desquels il travaille, le traducteur n’en réalise pas moins un travail essentiel : il assure le passage d’œuvre, d’une pensée, d’une mémoire, d’une langue à une autre ; d’une culture à une autre. Aujourd’hui, Olivier Mannoni raconte pour Storia Mundi son remarquable parcours, récemment marqué par la traduction de l'œuvre emblématique d'Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini

Tout d’abord, parlez-nous un peu de vous, de votre parcours et de ce qui vous a amené à devenir traducteur.

Comme tous les traducteurs littéraires de ma génération, mon parcours est un mélange de prédestination, de hasards et de coups de chance. Je suis né dans une famille de germanistes, intrigués par l’Allemagne pour des raisons différentes. Mon père était orphelin de guerre, mon grand-père est mort à bord du paquebot « Meknès », coulé par une torpille allemande le 24 juillet 1940 au large de Southampton, bien après le cessez-le-feu et alors que son navire rentrait vers la France toutes lanternes allumées en signe de non-belligérance. Mon père a passé sa vie à parler et à enseigner l’allemand, à apprendre par cœur les poèmes de Nietzsche, comme s’il lui fallait à tout prix chercher à comprendre, à courir après une réconciliation. Il a rencontré ma mère, elle-même traductrice par la suite, en cours d’allemand…

Je faisais sans doute partie du projet, puisqu’il a commencé à me faire apprendre l’allemand à l’âge de six ans. Je lui en sais gré. J’ai gardé de cette époque des souvenirs très précis de mes interrogations sur le passage d’une langue à l’autre, sur la pluralité sémantique – évidemment, je ne formulais pas cela en ces termes à l’époque. En tout cas les racines remontent là, sans aucun doute.

Le reste a été du hasard. Engagé sur une toute autre voie, j’ai d’abord arrondi mes maigres fins de mois de pigiste en traduisant de petits textes çà et là, puis de plus grands. J’ai continué alors que j’étais (mal) salarié dans un théâtre et j’ai fini par plonger dans le grand bain de la traduction professionnelle. J’avais publié sept traductions à l’époque. J’ai envoyé des lettres à une trentaine d’éditeurs, en allant jusqu’à la lettre D de l’annuaire du Salon du Livre. Je ne suis pas allé plus loin et j’ai, depuis, travaillé sans interruption. Les choses étaient plus faciles à l’époque qu’aujourd’hui.

La suite a été un mélange de chance et de travail. J’ai encore tendance aujourd’hui à penser que c’était surtout de la chance, mais le syndrome de l’imposteur étant une caractéristique génétique du traducteur littéraire, j’essaie de ne pas prendre cette impression au pied de la lettre, elle pourrait faire croire que tout tombe du ciel. Or rien ne tombe du ciel et rien n’est jamais acquis, au bout de 45 ans de travail j’ai toujours autant l’impression que tout est à apprendre et je continue effectivement à apprendre chaque minute qui passe.

J’ai d’abord traduit des romans, pas tous de bonne qualité, mais certains déjà fort intéressants. Puis j’ai été conduit à travailler sur l’œuvre du psychologue et éditeur Manès Sperber, dont j’ai édité et traduit une partie de l’œuvre aux éditions Odile Jacob. Un bon article de Nicole Zand dans Le Monde m’a valu, sans que je m’en rende compte à l’époque, de changer de catégorie. Et peu à peu, j’ai eu à traduire des œuvres de plus en plus passionnantes. De plus en plus difficiles et périlleuses aussi. Les romans de Martin Suter, les essais de Peter Sloterdijk, les textes et les correspondances de Freud… Au fil du temps et des confiances qui se tissaient avec les éditeurs, j’ai aussi de plus en plus souvent conseillé ou déconseillé des livres – dans un grand nombre de cas, aujourd’hui, j’ai lu et recommandé les livres qu’on me donne à traduire. L’avantage est que du même coup, je ne traduis plus ceux qui ne me correspondent pas…

Je travaille principalement dans trois domaines : le roman, avec entre autres Martin Suter, Maxim Leo, Frank Witzel, Stefan Zweig, Zsuzsa Bank. La philosophie, avec Peter Sloterdijk, Byung-Chul Han et, dans le domaine psychanalytique, Sigmund Freud. Et pour finir l’histoire, avec une cinquantaine de traductions consacrées à l’histoire de l’antisémitisme et du nazisme.

Pour aborder le sujet du Zéro et l’Infini, que pouvez-vous nous dire de cet ouvrage au destin particulier ?

Le Zéro et l’infini est un roman tragique, dans tous les sens du terme. Il raconte la tragédie d’un homme et la tragédie du pouvoir, mais il a aussi accompagné la tragédie personnelle de Koestler, qui a dû fuir en abandonnant son texte rédigé en allemand. Sa compagne d’alors est partie en Angleterre avec la traduction qu’elle en avait faite, et qui n’était pas fameuse, tout simplement parce que ce n’était pas son métier et qu’elle l’avait écrite dans une situation de stress extrême. Mais c’est cette version-là qui s’est imposée dans le monde. La redécouverte inespérée de la version originale en allemand, toute récente, a permis de renouer avec le texte et l’écriture de Koestler.

Pour quelle(s) raison(s) avez-vous choisi de traduire ce livre ?

Celui-ci, je ne l’ai pas « choisi », les éditions Calmann-Lévy me l’ont proposé, et j’ai bien entendu accepté avec un immense plaisir. Je le côtoyais depuis des années. J’avais déjà travaillé, il y a plus de dix ans, peut-être quinze, déjà pour Calmann-Lévy, à une correction de la traduction française effectuée d’après l’anglais, en me fondant sur la traduction que Koestler avait réécrite en allemand d’après l’anglais (l’édition est parfois un peu compliquée…) Elle n’était jamais sortie pour des problèmes de droits, mais les différences avec la version précédente étaient substantielles, y compris sur le fond.

Pour cette nouvelle édition, j’ai travaillé sur la version allemande d’origine. Je me suis efforcé de revenir aux sources, à l’allemand sobre et épuré de Koestler, à son ironie discrète, mais omniprésente. Cela redonne, je crois, une grande force au texte.

Selon vous, pourquoi faut-il aujourd’hui relire le Zéro et l’Infini ?

Si nous voulons faire face aux problèmes immenses que nous avons à affronter, nous devons retrouver la rigueur des mots et des démonstrations. Dans Le Zéro et l’Infini, Koestler montre comment la torsion du langage conduit à tordre le réel, et à faire admettre ce réel tordu – on dirait aujourd’hui du côté de Trump : cette réalité alternative – à des gens qui ont parfaitement conscience qu’il ne s’agit pas du réel. Dans un monde où l’on peut détourner le langage pour construire une nouvelle réalité, il n’y a plus de mensonge, mais plus de réalité non plus. Hannah Arendt l’écrivait déjà en 1946. Le Zéro et l’Infini montre où conduit cette logique du détournement de langage quand elle va jusqu’au bout d’elle-même : à l’iniquité, à l’absurde et à la mort.

À lire la liste des traductions que vous avez réalisées, on décèle un fil rouge. Pouvez-vous l’expliquer ?

Il y a plusieurs fils rouges. Je traduis essentiellement des auteurs contemporains, Zweig et Freud mis à part. Je traduis surtout, quel que soit le domaine, des livres qui sont directement en prise (et aux prises) avec la réalité concrète de nos existences, qu’elle soit politique, morale, philosophique ou simplement actuelle. Et puis il y a aussi un fil rouge éditorial : je ne traduis plus aujourd’hui que pour des éditeurs avec lesquels je sais que je vais pouvoir faire un travail intéressant, créatif et convivial. Cela crée une ligne commune, de la même manière et pour la même raison qu’une maison d’édition ou une librairie a « sa » ligne, sa petite musique, sa tonalité, son « humeur fondamentale », dirait Heidegger.

La littérature, c’est le passage d’un courant électrique. S’il ne passe pas, le livre est mort. S’il passe, c’est un extraordinaire plaisir artistique et humain. Le fil rouge de mon travail, c’est cela. En tout cas, je m’y applique.

Propos recueillis par Elsa Doerler.

Le Zéro et l'Infini, ouvrage d'Arthur Koestler traduit de l'allemand par Olivier Mannoni 

Ouvrage majeur d’Arthur Koestler, le Zéro et l’Infini raconte l’histoire de Rubashov, un vieux bolchévik pris par la mécanique funeste, absurde, des grands procès de Moscou. Alors qu'il attend son jugement derrière les barreaux, Rubashov se remémore les moments décisifs de sa vie, révélant les dilemmes moraux complexes auxquels il a été confronté.

Dans ce grand classique de la littérature politique, Koestler nous invite à questionner la fonction de l’idéologie, la nature du pouvoir quand ce dernier est absolu et la notion de vérité dans un régime totalitaire. Ce livre éclaire d’une lumière crue les luttes intérieures et les sacrifices que nécessite la sauvegarde de sa dignité et de ses convictions dans un monde gouverné par la peur et la manipulation.

Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Calmann-Lévy, 2022.