1557 : l’année où fut inventé l’Empire byzantin
Ci-dessus : en 1450, un peu plus d’un millénaire après la fondation de Constantinople, il ne restait plus de l’Empire romain d’Orient que quelques confettis : l’Empire lui-même autour de la Ville, mais également les despotats de Morée et d’Epire ainsi que l’Empire de Trébizonde. Carte : IvanBondarev.
On l’ignore souvent, mais l’Empire byzantin n’existait pas avant le mitan du XVIᵉ siècle. Pas plus que les Byzantins, du reste. Ce sont les humanistes de la Renaissance, jamais en manque d’une érudite trouvaille lexicale, qui forgèrent le concept un siècle après la chute de Constantinople (29 mai 1453), pour désigner l’Empire romain d’Orient… tout en lui déniant, ipso facto, sa romanité.
Il appartient à Hieronymus Wolf (1516‑1580), un érudit allemand, d’avoir été le premier, en 1557, à désigner comme « byzantine » la pars orientis du vénérable Empire romain. Cette année‑là, notre Jérôme Loup eut en effet l’idée d’utiliser le nom de l’antique Byzance, la cité grecque à l’emplacement de laquelle Constantin avait fondé sa nouvelle Rome au début du IVe siècle de notre ère, dans le titre du recueil de chroniques grecques qu’il s’apprêtait à publier : le Corpus Historiae Byzantinae. L’Occident médiéval avait d’ailleurs préparé le terrain : depuis Charlemagne, on parlait volontiers d’imperator Graecorum pour mieux refuser au basileus le titre d’empereur des Romains.
Que le lecteur ne s’y trompe pas, cependant : pour ses habitants, l’Empire d’Orient n’avait jamais cessé d’être pleinement romain, eux‑mêmes se disant — mais en grec ! — Ῥωμαῖοι (Rhômaioi), c’est‑à‑dire Romains. Par où l’on voit — soit dit en passant — que les voies de l’ethnogenèse et les ressorts de l’identité ne sont pas moins impénétrables que celles du Seigneur. Ajoutons, pour enfoncer le clou, que les conquérants turcs qui colonisèrent la région — qu’ils fussent seldjoukides ou ottomans — témoignent à leur manière de l’attachement des Romains d’Orient à leur identité impériale : le sultanat de Rūm n’est jamais que le sultanat des Romains, et la Roumélie, le pays des Romains. Ajoutons encore qu’après la prise de Constantinople, Mehmed II adopta le titre de Kayser‑i Rūm. C’est-à-dire de César des Romains, une preuve supplémentaire de la vitalité de cet héritage. Bref.
Cela étant dit, pourquoi ce tour de passe‑passe sémantique ? Sans doute parce que — une fois l’Empire tombé sous les coups des Ottomans — l’Occident, en proie à une forte fièvre humaniste, eut la possibilité de confisquer à son profit exclusif l’héritage d’une Antiquité vénérée. Byzantinifier le vieil empire revenait à renvoyer ce dernier en Orient, dans un ailleurs définitivement autre, grec et orthodoxe… un mot qui rime, cela dit, avec paradoxe car, s’ils méprisaient les Byzantins, les humanistes portaient au pinacle l’héritage de la Grèce classique.